Les élections législatives du 1er novembre en Turquie vont avoir lieu dans un climat de tension que le pays n’avait pas connu depuis longtemps. A la guerre contre les Kurdes du PKK qui a repris après des mois d’accalmie et de négociations, s’ajoutent les attentats commis dans les grandes villes turques. Le dernier en date et jusqu’à maintenant le plus meurtrier a fait une centaine de victimes, le vendredi 9 octobre, à Ankara. Le pouvoir met en cause deux kamikazes qui auraient été manipulés soit par le PKK, soit par l’extrême-gauche ou l’Etat islamique. Il semble vouloir épargner l’extrême-droite nationaliste, alors que la manifestation avait été organisée par le Parti démocratique des peuples (HDP) en faveur de la paix. Pour faire bonne mesure, la police a tiré en l’air en direction des manifestants alors que les morts jonchaient le pavé d’Ankara.
Quels qu’en soient les responsables, ce massacre intervient dans une situation troublée avec laquelle le président Recep Tayyip Erdogan joue pour renforcer son pouvoir. Après avoir été chef du gouvernement pendant douze ans (2002-2014), le leader de l’AKP, le Parti de la justice et du développement (islamiste conservateur) a été élu président de la République l’année dernière. Mais selon la Constitution turque ce poste devrait être essentiellement honorifique. Erdogan ne saurait s’en contenter. Il veut réformer la Constitution pour instaurer un régime présidentiel qui consacrerait son pouvoir.
Il comptait sur les élections législatives de juin pour obtenir au Parlement la majorité des deux tiers qui lui aurait permis d’arriver à ses fins. Loin d’avoir cette majorité qualifiée, l’AKP a perdu la majorité simple qu’elle détenait depuis 2002. La « faute » à une nouvelle formation, HDP, qui a su dépasser son origine kurde en agrégeant autour d’elle des électeurs de centre-gauche, réfractaires aussi bien aux thèses islamistes de l’AKP qu’au nationalisme laïcard du parti kémaliste. En obtenant 13% des suffrages, l’HDP a privé l’AKP de sa victoire et est ainsi devenu la bête noire du pouvoir.
Pour Erdogan, l’objectif des élections anticipées du 1er novembre est de restaurer au Parlement un rapport de forces lui permettant d’instaurer le régime présidentiel qui le mettrait à l’abri de l’opposition pendant des années, voire d’appliquer l’agenda islamiste qu’il dévoile peu à peu.
La reprise des hostilités contre les séparatistes kurdes du PKK n’est pas liée seulement à la politique intérieure turque. Elle est aussi la conséquence de l’embrasement de toute la région à la suite des avancées de l’Etat islamique en Syrie et en Irak. La résistance à Daech, dans laquelle les Kurdes d’Irak, de Syrie, et de Turquie jouent un grand rôle, inquiète le pouvoir d’Ankara car elle renforce indirectement le PKK. La guerre contre le PKK est donc à double détente : affaiblir les séparatistes kurdes, avec lesquels Erdogan était en passe d’obtenir un accord, et exalter le nationalisme turc pour le profit électoral de l’AKP. Dans le même temps, le gouvernement essaie de discréditer le parti HDP comme « complice » des terroristes kurdes afin de l’empêcher, par tous les moyens, de réitérer aux élections de novembre son succès de juin.
Il n’est pas sûr que cette stratégie soit payante. Avant l’attentat d’Ankara, les sondages laissaient plutôt penser que les résultats du prochain scrutin ressembleraient à ceux du précédent. Jusqu’à nouvel ordre, les législatives du 1er novembre sont maintenues. Mais en appliquant la stratégie de la tension, Recep Tayyip Erdogan joue un jeu dangereux où il risque entraîner la Turquie dans sa perte.