Mme Merkel, écoutez les défenseurs des droits de l’homme en Turquie

Le rédacteur en chef du quotidien turc Cumhuriyet, Can Dündar, a adressé une lettre ouverte à Angela Merkel avant la visite de la chancelière dans le sud-ouest de la Turquie, le samedi 23 avril. Angela Merkel s’y rend en compagnie de Donald Tusk, président du Conseil européen, et de Frans Timmermans, vice-président de la Commission de Bruxelles, pour s’enquérir du sort des réfugiés syriens et de l’application de l’accord entre l’Union européenne et Ankara. Dans cette lettre ouverte, que publie le magazine Der Spiegel dans son numéro du 23 avril, Can Dündar critique la complaisance de l’Allemagne vis-à-vis du régime Erdogan. Accusé d’avoir trahi les intérêts de la Turquie pour avoir publié dans son journal les preuves de livraisons d’armes à l’État islamique par les services secrets turcs, il est passible de deux fois la prison à vie.
Le texte que nous publions ci-dessous est un traduction de l’allemand par Boulevard-Exterieur.

"Madame la Chancelière,
Lorsque le magazine Times vous a nommée « personnalité de l’année » en 2015, il a considéré que vous méritiez le titre de « chancelière du monde libre ». J’écris cette lettre à la titulaire de cette distinction. Car dans le pays auquel vous rendez visite ce samedi [23 avril], le monde libre est menacé.
Lors de votre dernière visite j’étais un des trente journalistes détenus dans les prisons turques. Je suis le rédacteur en chef de Cumhuriyet, le journal le plus vieux et le plus renommé de Turquie. Le président Erdogan a porté plainte personnellement contre moi après que j’ai publié des photos sur lesquelles on pouvait voir des camions des services secrets livrer des armes aux islamistes syriens. J’encours deux fois la perpétuité.
Pendant que j’étais en prison vous avez été interrogée au cours d’une conférence de presse par un journaliste allemand : pourquoi votre gouvernement se tait-il sur les violations des droits de l’homme en Turquie ? J’ai monté le son de ma télévision dans ma cellule. Je me suis demandé ce que la « chancelière du monde libre » allait bien pouvoir répondre. Vous avez prononcé deux phrases : « Je crois, avez-vous dit, que nous avons un cadre de discussion dans lequel nous parlons de tous les sujets. Nous avons par exemple parlé des conditions de travail des journalistes, peut-être le Premier ministre a-t-il aussi quelque chose à dire à ce sujet. »
Ce fut tout. Ce fut une grande déception.
Là-dessus, le Premier ministre [turc] affirma qu’il n’y avait aucun journaliste en prison qui soit puni pour son travail. Comme journaliste, je dus entendre ce mensonge du fond de ma cellule.
Nous savons pourquoi vous vous taisez. Parce qu’Erdogan utilise la peur que le flux de réfugiés a provoquée en Allemagne pour renforcer son régime répressif. Le sale accord [du 18 mars entre l’UE et la Turquie] a transformé des millions de réfugiés en otages d’une système autoritaire et il a réduit l’Allemagne à un pays abandonnant les valeurs occidentales fondamentales par calcul politique.
Toutefois, aucun problème géopolitique ne justifie la violation des droits de l’homme. Ni le fait de regarder ailleurs quand ces droits sont violés. Si vous le faites, vous devrez constater que la mentalité répressive se répand et qu’il contamine également votre pays.
En Turquie il existe une lutte entre les démocrates et les autocrates. C’est un combat à la vie à la mort entre ceux qui s’engagent pour les droits fondamentaux, pour la démocratie, l’État de droit, la liberté de la presse, la laïcité – et ceux qui croient dans la guerre, l’oppression et les idéologies radicales. Dans ce combat historique, vous et votre pays êtes malheureusement du mauvais côté.
Quand vous viendrez cette semaine en Turquie mon confrère Erdem Gül et moi-même seront devant un tribunal, nous et quatre intellectuels, qui ont été arrêtés pour avoir signé une pétition en faveur de la paix. Nous ne serons pas les seuls à suivre attentivement votre visite ; le monde entier le fera.
Rencontrerez-vous encore des représentants du gouvernement ? Ferez-vous de nouveau comme s’il n’y avait pas de répression ici ? Ou bien écouterez-vous les hommes et les femmes qui défendent les droits humains, ceux et celles aussi – ils sont plus de 100 000 – qui chez vous ont signé une pétition sur Internet pour marquer leur solidarité avec nous, au nom de la liberté d’opinion ?"