L’Allemagne dans une zone de turbulences

La popularité d’Angela Merkel est en baisse. 80% des Allemands interrogés par la deuxième chaîne de télévision ZDF lui reprochent d’avoir cédé au président turc Recep Tayyip Erdogan exigeant des poursuites contre un humoriste allemand. Selon les sondages, les grands partis populaires, démocratie-chrétienne et social-démocratie, sont en perte de vitesse alors que la crise des réfugiés a profité au nouveau parti de la droite extrême, l’AfD (Alternative für Deutschland). Les récentes élections régionales ont confirmé cette évolution qui risque de bouleverser le paysage politique après le scrutin général de 2017.
"L’Allemagne ébranlée ?". Sous ce titre, Boulevard-Exterieur, en coopération avec la Maison Heinrich Heine de la Cité universitaire de Paris, a organisé un débat avec la participation d’Arnaud Leparmentier, éditorialiste au Monde, Günther Nonnenmacher, ancien éditeur de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Hans Stark, secrétaire général du CERFA et professeur à l’Université Paris-Sorbonne, et Daniel Vernet.

Manifestation de Pegida à Dresde, le 25 janvier 2015
Kalispera Dell via Wikimedia Commons

« L’euro ne parle plus allemand ». Ainsi Arnaud Leparmentier a titré une de ses récentes chroniques dans le journal Le Monde, parodiant l’expression d’un dirigeant allemand qui voulait imposer à la zone euro les principes de l’ordo-libéralisme. L’euro ne parle plus allemand. Depuis que les réfugiés sont arrivés en Allemagne au nombre d’environ un million, on s’est aperçu que le pays n’était pas non plus à l’abri des crises, et que même « le premier de la classe » européenne pouvait avoir des problèmes non résolus.
Mais il convient de mettre deux bémols à cette constatation. La première est que la crise (européenne) préexistait à l’afflux des migrants ; la seconde qu’Angela Merkel n’a pas eu le choix. A l’été 2015, l’émotion était grande en Europe, après la découverte de cadavres dans un camion frigorifique à la frontière autrichienne, le récit des naufrages en Méditerranée et la découverte du corps sans vie du petit Elan sur une plage turque. L’Europe avait honte et a su gré alors à Angela Merkel de sauver son honneur. La chancelière cependant n’était pas complètement naïve, dit Arnaud Leparmentier, elle savait l’urgence de trouver une solution européenne à la crise des réfugiés car elle allait contre une grande partie de son électorat en mettant en avant la Willkommenskultur, la culture de l’accueil. En ouvrant les frontières allemandes, elle appelait en fait les Européens au secours. Il y avait la question humanitaire, explique aussi Günther Nonnenmacher, il y avait des milliers de réfugiés, et on pouvait craindre en outre des violences à la frontière hongroise.

La peur du « grand remplacement »

« Wir schaffen das ! », on y arrivera, avait courageusement lancé la chancelière. Mais elle ne se croyait pas seule. Jusque là, en particulier dans la crise « grecque », elle avait été suivie, avec plus ou moins de bonne volonté par ses partenaires de l’Union européenne, même si elle n’avait pas pu imposer totalement ses vues. Mais justement, les anciens pays du bloc soviétique, qui avaient eu le sentiment d’avoir été alors manœuvrés, et s’étaient juré qu’on ne les y reprendrait plus, ont décidé de la jouer égoïste et nationaliste – en accord avec la majorité de leurs populations.
Or l’Allemagne est dans un rapport très particulier avec un certain nombre de ces pays, dit Günther Nonnenmacher. « Quel Allemand pourrait dire aux juifs comment survivre ? s’interroge-t-il. Depuis que le nazisme a jeté son ombre criminelle sur leurs relations, un puissant surmoi historique les détermine. Il s’agit d’Israël bien sûr, mais aussi des Etats d’Europe centrale et orientale, au premier chef la Pologne. Or les anciens « pays de l’Est », du fait de leur histoire, de leurs traditions, de leur expérience de l’isolement au temps du communisme, ont peur du « grand remplacement » (par les Turcs ou les Huns pour les Hongrois, par les Allemands ou les Russes pour les Polonais, etc.) et ils ont un fort désir d’homogénéité ethnique. Les nouveaux membres de l’UE ont fait passer ce qu’ils considèrent comme leurs intérêts nationaux – éviter « l’invasion » étrangère, musulmane de surcroît —, avant leur relation avec leur puissant voisin, laissant l’Allemagne d’autant plus isolée dans la crise des réfugiés qu’elle n’était que mollement soutenue par ses autres partenaires comme la France.
Une fois de plus, l’Europe a montré qu’à vingt-huit, elle n’était pas en mesure de prendre des décisions rapides et efficaces. Angela Merkel a poussé cette Europe molle vers un accord improbable et peu glorieux avec la Turquie d’Erdogan, parce qu’elle cherchait désespérément une solution à la crise des réfugiés, et que devant le vide européen, la Turquie est devenue une peu recommandable planche de salut.

L’éclatement du paysage politique

Le malaise européen de l’Allemagne intervient à un moment où le paysage politique traditionnel est en train de changer. Les deux évolutions ne sont d’ailleurs pas étrangères l’une à l’autre. Dans la « République de Bonn », il y avait traditionnellement trois partis ou trois et demi : la démocratie chrétienne – représentée par deux formations, la CSU en Bavière et la CDU dans le reste du pays —, la social- démocratie (SPD) et les libéraux (FDP). La CSU, dirigée aujourd’hui par Horst Seehofer, est obsédée par un seul objectif, rappelle Günther Nonnenmacher, s’assurer une majorité absolue dans son Land, ce qui suppose empêcher l’émergence de tout parti politique à sa droite.
Dans les années 1980 sont apparus les Verts qui ont attiré vers eux une partie des électeurs du SPD. Après la réunification, un cinquième parti est entré au Bundestag, Die Linke, la gauche radicale, rassemblement des anciens communistes de l’Est et des militants en rupture de ban avec la social-démocratie. Avant les élections de 2013 a été créée l’AfD (Alternative für Deutschland), dont le programme était d’abord dirigé contre la participation des pays du sud à la zone euro. Mais la première direction peuplée de professeurs libéraux-conservateurs a été évincée au profit d’une tendance plus radicale, proche du mouvement Pegida, hostile à l’immigration et à l’islam. L’AfD a tiré profit de son hostilité à l’arrivée des réfugiés pour installer sa ligne populiste de plus en plus proche de celle du Front national.
Avec six partis au lieu de trois susceptibles d’entrer au Bundestag, les suffrages sont redistribués, les résultats des élections moins prévisibles et les coalitions à la fois plus difficiles et plus variées. La CDU-CSU est en baisse dans les sondages par rapport aux élections de 2013 (elle perdrait environ 10 points). Le SPD est en chute libre, même s’il n’est pas encore en voie de « pasokisation » (allusion au PASOK grec qui est tombé en quelques années de 40 à 4% des suffrages). Les difficultés de la social-démocratie ne sont pas un phénomène propre à l’Allemagne, observe Hans Stark. La social-démocratie est en crise, pratiquement partout en Europe. Pour les mêmes raisons : pour gouverner, elle adopte des positions raisonnables économiquement qui la coupent de ses électeurs traditionnels qui regardent soit vers la droite populiste soit vers la gauche radicale. Même si en Allemagne la situation est meilleure que dans d’autres pays européens, les socialistes ont tout abandonné : l’héritage de 68, les mouvements des libertés. Au sein de la grande coalition avec la CDU-CSU, ils ont imposé grand nombre de leurs revendications (SMIC, retraites, etc.) mais ils n’en tirent pas profit. Quant aux électeurs mécontents, notamment à cause des inégalités croissantes, ils se tournent vers le populisme, surtout dans les nouveaux Länder où l’on ressent encore la coupure entre « Ossis » et Wessis », et peut-être le complexe des premiers par rapport aux seconds.

Les populismes montent dans le monde, ou du moins l’anti-élitisme. Populismes plutôt de droite au Nord, plus de gauche au Sud, mais partout ils sont le signe d’une crise de confiance dans les élites. Ce n’est pas propre à l’Allemagne, où cependant un tiers de la population ne se sent plus représentée par un parti qui lui convienne. La France souffre plus que l’Allemagne de la désindustrialisation, elle est donc plus dépendante de l’économie des services où il est plus difficile de trouver un emploi qualifié que dans l’industrie. Cependant, dans l’un et l’autre pays, l’ascenseur social semble en panne. Les couches sociales se stratifient et se figent. Les gens ne peuvent plus, dit Hans Stark, comme pendant les trente glorieuses, penser que leurs enfants vivront mieux qu’eux. Même pas aussi bien.

La nuit de Cologne

Immigration, inégalités, crise de la mondialisation, méfiance envers les élites – et l’Europe est un projet élitiste —, le cocktail est détonnant. Il serait cependant abusif, pour l’Allemagne, de parler de crise. Le pays n’en traverse pas moins une « zone de turbulence », explique Hans Stark, qui ajoute : « La nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne ressemble à nos fantasmes ». Les exactions commises sur des femmes par des immigrés a fait basculer une partie de l’opinion allemande. Elles ont semblé confirmer les pires préjugés. Cependant il n’y a pas eu mort d’homme, ce n’était pas un « 13 novembre allemand », comme l’exagération de certaines réactions pourraient le laisser accroire – et on sait que cela n’avait rien à voir avec les réfugiés. Mais les violences étaient essentiellement le fait d’hommes venus d’une autre culture (qu’ils aient été manipulés ou pas) et cela a brutalement éclairé ce que la police et les dirigeants allemands depuis longtemps taisaient : la société « multikulti » n’est pas une oasis tranquille, et l’afflux des réfugiés dans une société qui n’est pas aussi riche qu’elle en a l’air suscite ressentiments et jalousies.
On a ainsi reproché à Angela Merkel de donner aux migrants l’argent qui manque aux Allemands pauvres. Dans l’immédiat, les réfugiés sont une charge, et l’enthousiasme humanitaire du premier accueil ne peut suffire à faire face aux problèmes économiques et sociaux qu’accroît leur nombre. L’excédent budgétaire que l’Allemagne a dégagé au cours de la dernière année permet au gouvernement de consacrer plusieurs milliards d’euro à des programmes sociaux destinés aussi bien aux Allemands à bas revenus qu’aux immigrés, auquel est consacrée une vaste entreprise d’intégration.