« Ce fut après avoir fait la connaissance de Dmitri Dmitriévitch que j’ai brûlé pour la première fois du désir de savoir comment vivait la Russie, d’apprendre ce qui se passait dans mon propre pays. »
(Galina Vichnevskaïa)
Il était enfoui en moi depuis longtemps. C’est en 2000, année du 25e anniversaire de sa mort, que son fantôme est venu me hanter. Au travers d’articles qui parlaient du Beethoven du vingtième siècle, du compositeur contemporain le plus joué, du double langage, et d’une force de création exceptionnelle malgré un régime de contrainte et de terreur. Bref, un être d’exception.
Était-il possible pour un être humain qui souhaitait s’exprimer et dire « sa » vérité, de le faire sous l’œil omniprésent d’un système policier ? D’autres avant lui ou même contemporains l’ont tenté, et se sont retrouvés au goulag ou en exil. Comment a-t-il eu le courage et la force d’écrire « SA » musique et de dire ce qu’il avait à dire ? Comment a-t-il pu être fêté, puis interdit, puis à nouveau fêté ?
La clef tient dans une phrase : « La musique possède l’énorme avantage de pouvoir tout dire sans rien mentionner ». (Ilya Ehrenbourg à la sortie de la Huitième Symphonie en 1943).
Lever d’abord un « malentendu »
Dimitri Dimitrievitch Chostakovitch a été victime d’un profond malentendu. Non seulement dans son pays, mais aussi sur le plan international. Il fut une pièce importante sur l’échiquier de Staline mais également sur celui des Américains.
Ces derniers en ont fait la couverture du Time, ouvrant toutes grandes la porte d’une soupçon de collaboration avec l’ennemi, avant de le renvoyer dans les bras des communistes à l’occasion de son décès.
Staline, quant à lui, après l’avoir utilisé comme ambassadeur auprès des Américains, le tiendra à l’écart. La célébrité de Chostakovitch lui faisait trop d’ombre.
Très doué pour le piano, il participe au concours Chopin à Varsovie en 1927. Il n’obtient « que » la deuxième place. Il renonce à devenir un pianiste interprète. Il va désormais se consacrer à la composition.
Ecrire de la musique, sous le régime communiste, n’était pas simplement écrire des partitions, puis classer celles-ci dans un tiroir. C’était une source de revenus. Pour Chostakovitch, la seule, l’unique, en dehors de son mandat de professeur (qui sera d’ailleurs suspendu). Il fallait que la partition soit acceptée par le « Comité de Sélection » pour pouvoir être jouée. Pas d’acceptation, pas d’interprétation, pas de revenu.
Tout commence bien
Au Conservatoire, élève brillant, il a volontiers des airs de dilettante. Il a le soutien du compositeur Glazounov qui le prend sous son aile protectrice.
Son premier triomphe musical vient rapidement. A 19 ans, comme travail de fin d’études, il écrit une œuvre : la Première Symphonie. Elle est exécutée à Leningrad sous la direction d’un chef d’orchestre de renom Nikolaï Malko. Le succès est immense : l’œuvre plaît à tous. En 1931 la partition se retrouve aux Etats-Unis dans le répertoire d’Arturo Toscanini.
Il se lie alors avec Ivan Sollertinski. C’est un jeune homme brillant et plein d’esprit. Musicologue et critique musical, redoutable et redouté, il sera pour Chostakovitch un ami très proche et un précieux conseiller. C’est lui qui va l’initier à la musique de Mahler.
Dmitri rencontre aussi Toukhatchevski. Le plus jeune maréchal de l’Armée rouge sera pendant douze ans son ami et protecteur. Il lui obtient une bourse. Dmitri ne doit plus jouer chaque soir dans les salles de cinéma. Il pourra consacrer ce temps à l’écriture.
Mais l’Etat ne donne rien pour rien. Le ministère de la Culture n’accepte de soutenir que les œuvres d’art qui servent les idées du Parti. Chostakovitch reçoit une commande importante : il doit composer une symphonie pour le dixième anniversaire de la Révolution. Il réalise cette commande avec succès, tout en marquant sa ferme résolution de passer sur les rails de l’avant-garde.
Il est évident que Chostakovitch va pouvoir accéder au poste de compositeur officiel. Pour cela il lui faut se ranger sous la bannière officielle. Mais Chostakovitch a de plus en plus de mal à mettre en musique les slogans courants. Il se retrouve donc devant un choix difficile : une soumission totale artistiquement stérile ou entrer en conflit ouvert avec les autorités, ce qu’il ne veut absolument pas.
On a eu tendance, depuis la publication du livre de Solomon Volkov Témoignage , à vouloir donner de Chostakovitch l’image d’un homme révolté. Révolté contre son pays, contre le parti, contre Staline. Que de titres d’articles ou de livres se présentent sous la forme « Chostakovitch contre Staline ». Or, il n’a jamais pris parti pour ou contre, même dans les moments les plus difficiles. Comme l’arrestation et l’assassinat de son grand ami Toukhatchevski. Non. Chostakovitch était russe et musicien. Jamais il n’a songé à quitter son pays ni à renoncer à écrire. Comment allait-il donc faire pour passer entre les mailles du filet ?
Bruno Bettelheim, psychiatre autrichien, a vécu les camps de concentration allemands. De son expérience en situations extrêmes il a tiré un livre : « Cœur conscient ». Il est arrivé à la conclusion suivante : La vraie liberté est d’abord une liberté intérieure. Le problème de l’autorité résulte de la perception que nous en avons.
Cette liberté intérieure, Chostakovitch l’avait très certainement et il n’a jamais considéré le système, le parti ou même « l’Autorité suprême » comme des antagonistes. L’important était quand même, et c’est bien sûr l’essentiel, d’échapper à l’appareil de répression, lequel était le plus souvent aux mains de fonctionnaires peu évolués. Staline jouera là dessus pour clamer son innocence.
L’orage
C’est cette voie que Chostakovitch va prendre : celle de la liberté intérieure. Elle lui permettra de jouer sur deux tableaux : une production alimentaire de commande, et une production personnelle. Pour celle-ci, il appréciera lui-même le moment opportun pour la faire jouer.
Il écrit donc des musiques de film, de scène et d’accompagnement. C’est le côté alimentaire. Encouragé par le succès, il se lance en 1932 dans la création d’un opéra qui lui tenait beaucoup à cœur : Lady Macbeth de Mtzensk. C’est un triomphe. Cent soixante dix sept représentations à Moscou et Leningrad. C’en est trop. Staline et Jdanov assistent à une représentation. Ils quittent la salle. Chostakovitch est cassé. Un article de la Pravda qualifie sa musique de « cacophonie » et menace le compositeur du pire. Toutes ses œuvres sont interdites. Son mandat de professeur lui est retiré. « Qu’on lui donne quand même à écrire des musiques de film », dira Staline, qui aimait cette musique. Chostakovitch a compris la leçon.
Sa Quatrième Symphonie est écrite en 1935. C’est un chef-d’œuvre très personnel. J’ai personnellement risqué la gageure de mettre en parallèle les images d’un documentaire sur le goulag, et la musique de la 4e Symphonie. C’est confondant. « La musique parle d’elle-même ». Chostakovitch la gardera secrète. Elle ne sera jouée qu’en décembre 1960 après précisément la dénonciation des camps.
Sa Cinquième Symphonie lui permet de reprendre place sur la scène en faisant « ironiquement » amende honorable.
Il faut comprendre que les rapports de Chostakovitch avec Staline ont été décisifs pour la biographie personnelle et artistique du compositeur. Dans un pays où le chef pouvait disposer selon sa guise du sort de ses sujets, les musiciens furent moins cruellement atteints que d’autres groupes sociaux. L’ambiguïté de leur langage évita à bien des musiciens les châtiments plus rigoureux qui frappèrent les écrivains et les poètes. Staline soumit Chostakovitch aux épreuves les plus pénibles et aux humiliations publiques. Mais, en même temps, il lui décerna les récompenses et les titres les plus élevés. Toutes ces circonstances mises ensemble valurent à Chostakovitch une popularité inespérée.
Nous avons vu comment Chostakovitch s’y est pris pour passer au travers des interdits provoqués par Lady Macbeth. Il crée des musique de films, pour l’alimentaire, et gardera dans le tiroir ses œuvres personnelles (c’est-à-dire ses chefs-d’œuvre).
Il est intéressant d’examiner comment Chostakovitch va s’y prendre pour franchir ou contourner les obstacles mis sur sa route.
La tangente des Quatuors
En 1936, la Cinquième Symphonie malicieusement intitulée « réponse créatrice à une critique justifiée » rencontre un plein succès. Chostakovitch réalise alors qu’il ne pourra plus s’exprimer en public qu’en conformité avec les vues du Parti.
Or il faut qu’il subvienne à ses besoins : sa famille s’est agrandie - sa fille Galina voit le jour le 30 mai 1936 et deux ans plus tard, le 10 mai, c’est la naissance de son fils Maxime. Leur logement de la perspective Kirov devint trop exigu et il fallut louer un appartement nettement plus spacieux.
Chostakovitch choisit alors la tangente. A coté des œuvres de commande, il va se mettre à écrire des quatuors. Les fonctionnaires en charge de la sélection sont peu à même d’apprécier la valeur et l’expression d’un quatuor. Ils leurs accorderont donc plus facilement l’« imprimatur » nécessaire à leurs exécution.. Chostakovitch se sert du quatuor à cordes pour exprimer des choses importantes de caractère général.
Le Premier Quatuor à cordes sera la seule composition « sérieuse » que Chostakovitch écrit à l’époque. Le reste de ses travaux est à peu près insignifiant : il ne peut en effet se soustraire à l’obligation de réaliser la musique de nombreux films. De propagande pour la plupart. Il y est poussé par des motifs financiers.
Avec l’aide et la collaboration de deux Quatuors dont les membres deviennent vite des amis, Chostakovitch porte leur nombre à quinze.
Avec le Quintet pour piano, les quinze quatuors sont d’une importance égale, pour ce qui est du nombre, aux 15 symphonies. Mais ils ne le cèdent en rien, tant par leur facture que par leur contenu.
L’essentiel est dit d’emblée et formulé de manière adéquate : tristesse suscitée par la vie éphémère et la mort, révolte contre la violence, révolte contre le cours aveugle du temps. Alors que la violence politique se faisait toujours plus forte, la force et la sérénité intérieures du compositeur s’affirmaient plus nettement ainsi que le montrent les Adagios des quatuors où dominent intériorité et sincérité. Musique de la souffrance et du triomphe sur la douleur, représentative du 20e siècle, concentré des aspirations les plus nobles du compositeur, les quatuors à cordes sont au cœur de ce siècle.
Pour les Préludes et Fugues, je passe la main
Les Préludes et Fugues de DDSH, de par leur nature même, allaient former une collection « privée », qui n’était pas essentiellement destinée au public.
Le 10 octobre 1950, peu après son 44ème anniversaire, Chostakovitch entama ce qui allait devenir son opus 87 (à l’origine, désigné opus 89). L’ensemble fut achevé le 25 février 1951.
En juillet 1950, Chostakovitch était envoyé à Leipzig comme principal délégué soviétique aux commémorations de la mémoire de Bach - et comme membre du jury présidant au concours marquant le bicentenaire de Bach.
Une des candidates à ce concours était une jeune pianiste compositrice russe de 26 ans, Tatiana Nicolayeva récemment sortie du Conservatoire de Moscou. Chostakovitch, est bouleversé par l’exécution de Nicolayeva. Il est ravi de la voir remporter le premier prix. Impressionné par le talent de Nicolayeva il décide d’écrire, comme Bach, son propre cycle de vingt-quatre Préludes et fugues.
Il présentera l’œuvre à une audition en présence de l’Union des Compositeurs . Il joue lui-même les 24 Préludes et Fugues en deux soirées consécutives. Il semblait inconscient de l’atmosphère tendue qui régnait. L’un après l’autre, les secrétaires de l’Union, tous des fonctionnaires de la musique, exprimèrent leur désapprobation, formulant des critiques virulentes. Chostakovitch était dans un terrible état.
Aucun doute que tous ces abus de pouvoir devaient lui paraître pénibles et d’un académisme tellement obtus, qu’il aurait voulu rejeter loin de lui toutes ces ordures.
Intervint alors Tatiana Nicolayeva qui l’avait vivement encouragé à écrire ces préludes et fugues. Elle décide de les présenter elle-même. Il est d’accord. Elle s’assure qu’il ne sera pas présent.
L’audience est pratiquement la même que l’année précédente. Pourtant, tous ceux qui avaient mis en pièce l’œuvre de Chostakovitch à la première audition portaient celle-ci aux nues. Son but était atteint puisque la publication de l’œuvre fut autorisée – et incidemment, cela signifiait aussi qu’il serait payé. Il fut terriblement heureux de ce résultat et envoya un télégramme de remerciements.
Se reposer sur un interprète de qualité pour faire accepter son message, sans pour autant le dévoiler à ceux qui ne savent pas entendre, c’est la technique que Chostakovitch utilisera également pour sa Symphonie Baby Yar avec l’aide du chef Kondrachine et du poète Evtouchenko.
Un prêté pour un rendu
A deux reprises, Chostakovitch est soumis à des pressions auxquelles il peut difficilement se soustraire.
La première fois sous Staline.
Les États-Unis préparaient le congrès panaméricain pour la culture et pour la paix qui devait se tenir en mars 1949. Ils avaient invité des représentants des milieux scientifiques et culturels du monde entier. Chostakovitch avait été choisi pour représenter les musiciens. Il refusa obstinément d’être du voyage. Cette affaire arriva aux oreilles de Staline, qui téléphona inopinément à Chostakovitch pour lui exprimer, sur un ton sans réplique, son désir de le voir figurer dans cette délégation. Chostakovitch lui demanda à brûle-pourpoint s’il jugeait vraiment souhaitable que la musique soviétique fût représentée en Amérique par un compositeur accusé de formalisme et dont on ne jouait pas les œuvres. Staline rétorqua qu’aucune musique n’était interdite, et que si tel était le cas, il allait arranger cela. Du coup Chostakovitch obtint que ses œuvres interdites soient jouées.
La deuxième fois sous Khrouchtchev.
A l’automne de 1960, les autorités décidèrent de nommer Chostakovitch au poste de président de la nouvelle section russe de « l’Union nationale des compositeurs ». Cette nomination nous paraît aujourd’hui acceptable, vu que la terreur stalinienne avait été dénoncée. Mais Chostakovitch n’en démordait pas. Il ne voulait en aucun cas adhérer au Parti. Forcé et contraint, il se soumit moyennant, semble-t-il, une condition : que ses œuvres encore interdites d’exécution, puissent être jouées. Le même mois vit la levée des interdits qui pesaient sur sa 8e Symphonie, une situation qu’il vivait très mal. Le 8e Quatuor fut crée avec grand succès le 2 octobre 1962 à Leningrad. Est enfin donnée en première audition une œuvre demeurée cachée durant vingt-cinq ans, la 4e Symphonie.
Nous assistons également à la réapparition de Lady Macbeth, légèrement ravalée pour l’occasion et titrée « Katerina Ismaîlova »
S’il fallait conclure
C’est à Evtouchenko qu’il faut laisser la parole. Il décrit Chostakovitch venant saluer le public qui l’applaudit après l’exécution de la Symphonie Baby Yar :
« Sur la scène, un homme, il a des lunettes.
Un homme, pas un dieu, il est mal à l’aise il reste là, le souffle saccadé :
Tel un enfant, confus, il garde les yeux baissés.
Et tout aussi maladroitement il essaie de s’incliner
Il n’a jamais su le faire. Là est sa victoire ».
Bibliographie :
· Elizabeth Wilson, Shostakovitch A Life Remembered (faber and faber 1994)
· Krzysztof Meyer, Dimitri Chostakovitch, (Fayard 1994)
· Solomon Volkov, Témoignage, (Albin Michel 1979)
· Galina Vichnevskaïa, Galina, (Fayard 1985)
· Bruno Bettelheim, Le Cœur Conscient, (Robert Laffont 1972)