Mstislav Rostropovitch et Alexandre Soljenitsyne : les talents qui feront notre fierté

En 1969, Mstislav Rostropovitch (1927-2007) accueille Alexandre Soljenitsyne dans sa datcha des environs de Moscou, dans une « zone spéciale », où les dignitaires du régime soviétique peuvent couler des jours tranquilles, protégés par la police des incursions des citoyens ordinaires. Rostropovitch, qui a reçu à 23 ans un prix Staline, la plus haute distinction de l’URSS, n’est pourtant pas à l’abri des tracasseries du KGB, pour sa défense des intellectuels inquiétés par le pouvoir, comme ses collègues musiciens, Prokofiev ou Chostakovitch.
Alexandre Soljenitsyne, lui, a été chassé de l’Union des écrivains par la section de Riazan où il demeure après son séjour au Goulag. C’est à Riazan que Rostropovitch vient lui rendre visite et l’invite à plusieurs reprises, en vain, à séjourner dans sa datcha. En 1969, Soljenitsyne finit par accepter. Il y restera jusqu’en 1971 avant à son bannissement d’URSS en 1974.
Pour Rostropovitch les ennuis commencent. Plusieurs fois, Iekatarina Fourtseva, ministre de la culture, lui a demandé de ne plus donner asile à Soljenitsyne. Il est interdit à la radio et à la télévision, ainsi que sa femme la cantatrice Galina Vichnevskaïa. Il est privé de la direction de l’orchestre du Bolchoï puis finalement autorisé à partir pour les Etats-Unis où il sera déchu de sa nationalité soviétique. En 1970, quelques temps après que Soljenitsyne a reçu le prix Nobel de littérature, Rostropovitch écrit une lettre ouverte en défense de l’écrivain. Nous en publions ici le texte intégral.

Lettre ouverte aux rédacteurs en chef des journaux « Pravda », « Izvestia », « Literatournaïa Gazeta », « Sovietskaïa Koultoura »

Cher camarade rédacteur !

 Ce n’est plus un secret qu’Alexandre I. Soljenitsyne séjourne la plupart du temps dans ma maison des environs de Moscou. J’ai été le témoin de son exclusion de l’Union des écrivains, alors qu’il consacrait toutes ses forces à son roman sur l’année 1914 et j’assiste aujourd’hui à son prix Nobel ainsi qu’à la campagne que cela provoque. C’est ce dernier point qui m’incite à vous écrire.

 D’après mes souvenirs, c’est déjà le troisième écrivain soviétique à recevoir le prix Nobel. Dans deux cas sur trois, nous considérons l’attribution de ce prix comme une sale manoeuvre politique alors que pour le troisième (Cholokhov) nous considérons ce prix comme la juste récompense de l’importance mondiale de notre littérature. Si à l’époque Cholokhov avait refusé de recevoir son prix des mains qui l’avaient remis à Pasternak « eu égard à la guerre froide », j’aurais compris que plus tard nous n’ayons pas confiance en l’objectivité et l’honnêteté des académiciens suédois. Mais il s’avère aujourd’hui que nous recevons le prix Nobel de littérature d’une façon sélective, tantôt avec gratitude, tantôt avec des injures. Et si la prochaine fois on attribue le prix au camarade Kotchetov, à ce moment-là faudra-t-il l’accepter ?

 Comment se fait-il que le lendemain de l’attribution du prix à Soljenitsyne paraît dans nos journaux l’étrange communiqué de l’entretien du correspondant X avec le représentant Y du secrétariat de l’Union des écrivains y mentionnant que TOUTE la communauté nationale (c’est-à-dire apparemment tous les savants, tous les musiciens, etc.) a soutenu activement son exclusion de l’Union des écrivains ? Pourquoi la Literatournaïa Gazeta, de façon tendancieuse, ne relève dans les nombreux journaux occidentaux que les déclarations des journaux communistes américains et suédois, laissant de côté des journaux communistes autrement plus populaires et importants comme L’Humanité, Les Lettres françaises, l’Unita, sans parler des multiples journaux non communistes ? Si nous croyons le critique Bonoski, que penser alors de l’avis de grands écrivains comme Böll, Aragon et F. Mauriac ?

 Je me rappelle et voudrais vous rappeler nos journaux de 1948 : que de bêtises y ont été écrites à propos des géants aujourd’hui reconnus de notre musique, Sergueï S. Prokofiev et Dimitri D. Chostakovitch ! Par exemple : « Camarades Chostakovitch, Prokofiev, Miaskovski et autres ! Votre musique atonale disharmonique est organiquement étrangère au peuple...Les trucs formalistes apparaissent quand d’évidence il y a peu de talent mais beaucoup de prétendue innovation...Nous n’apprécions absolument pas la musique de Chostakovitch, Miaskovski, Prokofiev...On n’y trouve ni harmonie ni ordre ni mélodie ni phrasé chantant ».

 Aujourd’hui quand on regarde les journaux de cette époque, beaucoup de choses nous font insupportablement honte. Honte que pendant trois décennies on n’a pas entendu l’opéra « Katérina Izmaïlova », que Prokofiev n’a pas entendu de son vivant la dernière variante de son opéra « Guerre et Paix » ni sa symphonie concertante pour violoncelle avec orchestre, qu’existaient des listes officielles d’oeuvres interdites de Chostakovitch, Prokofiev, Miaskovski, Khatchatourian.

 Est-il possible que ces années ne nous aient pas appris à nous comporter avec prudence quand il s’agit de détruire des gens talentueux ? A ne pas parler au nom de tout le peuple ? A ne pas faire s’exprimer des gens sur ce qu’ils n ’ont tout simplement ni lu ni entendu ? Je me souviens avec fierté de n’être pas allé à la réunion des acteurs de la culture à la Maison centrale des travailleurs de l’art où l’on injuriait Boris Pasternak et où était prévue mon intervention, au cours de laquelle j’avais pour mission de critiquer « Le Docteur Jivago » qu’à l’époque je n’avais pas encore lu.

 En 1948 il y avait des listes d’oeuvres interdites. Aujourd’hui on préfère les interdictions orales en se référant à un « avis » qui n’est pas une recommandation. Où est cet avis, qui a cet avis, impossible à établir. Pourquoi par exemple a-t-on interdit à Galina Vichnevskaïa d’interpréter au cours de son récital à Moscou le superbe cycle vocal de Boris Tchaïkovski sur des paroles de Joseph Brodski ? Pourquoi a-t-on, à plusieurs reprises, empêché l’exécution d’un cycle de Chostakovitch sur des paroles de Sacha Chorny, alors que les textes sont édités chez nous ? Pourquoi d’étranges difficultés ont-elles accompagné l’exécution des 13ème et 14ème symphonies de Chostakovitch ? De nouveau, visiblement, « il y avait un avis ».

 Chez qui est né l’avis qu’il fallait chasser Soljénitsyne de l’Union des écrivains, je n’ai pas réussi à le savoir, bien que je m’y sois beaucoup intéressé. Il est peu probable que cinq écrivains-mousquetaires de Riazan aient eu l’audace de le faire d’eux-mêmes sans un mystérieux AVIS. Visiblement un AVIS a empêché mes compatriotes de découvrir le film de Tarkovski « Andreï Roublev », film vendu à l’étranger par nos autorités et que j’ai eu la chance de voir parmi des Parisiens enthousiastes. Apparemment un AVIS a aussi empêché la parution du « Pavillon des cancéreux » de Soljénitsyne, déjà à la composition à la revue Novy Mir. Si on l’avait édité chez nous, alors on aurait pu en débattre librement et largement pour le bien de l’auteur et des lecteurs.

 Je n’aborde ni les problèmes économiques ni les problèmes politiques de notre pays. Il y a des gens qui s’y connaissent mieux que moi, mais expliquez-moi s’il vous plaît pourquoi justement dans notre littérature et notre art la parole décisive appartient si souvent à des gens absolument incompétents en la matière ? Pourquoi leur donne-t-on le droit de discréditer notre art et notre littérature aux yeux de notre peuple ?

 Je remue le passé non pas pour râler mais pour qu’à l’avenir, disons dans vingt ans, il ne soit pas nécessaire de cacher honteusement les journaux d’aujourd’hui. Chaque individu doit avoir le droit de penser librement par lui-même, sans crainte, et d’exprimer ce qu’il sait, ce qu’il a pensé et vécu personnellement, et non pas faire de légères variations sur l’AVIS qu’on lui a fourré dans la tête. Nous parviendrons obligatoirement à un jugement libre, sans avis suggérés et sans remises au pas !

 Je sais que suite à ma lettre apparaîtra un AVIS sur moi aussi mais je n’en ai pas peur et je dis franchement ce que je pense. Les talents qui feront notre fierté ne doivent pas être soumis à un lynchage préventif. Je connais de nombreuses oeuvres de Soljénitsyne, je les aime, je considère qu’il a acquis le droit, par sa souffrance, de dire la vérité comme il la voit et je ne vois pas de raisons de cacher ma relation avec lui alors que se développe contre lui une campagne.

Mstislav Rostropovitch
30 octobre 1970
 
(Traduction : Martine Souques)