Mikhaïl Rudy, le musicien qui dit « niet »

L’art est universel. Mikhaïl Rudy voulait jouer quand et où il lui plaisait sans devoir être soumis au bon vouloir tatillon du KGB. A l’occasion d’une tournée de concerts, en 1976, le pianiste, devenu célèbre dans le monde entier, a demandé l’asile politique à la France. Le 9 novembre, le Conservatoire à rayonnement régional de Paris a invité Mikhaïl Rudy à donner une "master class" avant une table-ronde organisée par DiscMuseum et Boulevard-Extérieur.

Le petit garçon d’à peine 5 ans qui, sur le vieux piano que l’oncle avait ramené au taudis familial de Stalino (Donetz), ville ouvrière d’Ukraine, répondait au violon du voisin, de l’autre côté de la cloison, avait l’ « oreille absolue ». C’est-à-dire qu’il pouvait instantanément identifier et reproduire sans aucune difficulté les musiques les plus complexes qu’on lui jouait. Associé à une volonté peu commune d’avancer, cette « impatience de vivre », comme il sous-titrera son livre « Le Roman d’un pianiste » (Editions du Rocher, 2008), ce don lui donnera des ailes.

Né en 1953 à Tachkent, dans l’Ouzbékistan, au hasard des pérégrinations familiales (un déracinement provoqué par les purges de Staline, qui ont massacré ses deux grands-pères, un rabbin et un prêtre orthodoxe, réhabilités en 1956 par Khrouchtchev), le petit Mikhaïl va ainsi faire rapidement connaissance avec l’instrument qui sera l’inséparable partenaire de sa vie. La famille n’a pas le sou. Le père, un idéaliste romantique féru de mathématiques, s’est vite évanoui dans la nature. Mais la professeure de l’école de musique de la ville, enthousiaste, prend immédiatement en charge le petit garçon. Il est vrai que l’URSS baigne alors dans la musique classique. « Dans ces années là, souligne l’artiste dans son livre, elle était partout, à la télévision, à la radio. A la maison, les gens chantaient des airs de Tchaïkovski ou de Beethoven. C’était la véritable culture populaire. Tout le monde allait au concert et les grands interprètes avaient le statut de héros nationaux ».

« C’est alors que ma vie insouciante d’enfant rêveur prit brusquement fin », note Mikhaïl. La professeure est adepte de méthodes « à la prussienne » propres à dégouter les meilleures volontés. Sauf celle du garçonnet qui « malgré ou grâce à ces méthodes » progresse rapidement, tant et si bien qu’il commence à donner de petits concerts à l’âge de 7 ans. A 9 ans, il fait ses débuts de soliste avec orchestre dans le premier mouvement du concerto de Grieg. Sans pour autant négliger ses études à l’ « Ecole accélérée du soir pour la Jeunesse », puis au collège. Le conservatoire de Moscou ? Il est trop jeune et fragile, sa mère s’y oppose : ce sera le collège de musique de Donetsk, avec un nouveau professeur, moins technique et plus musical. L’adolescent plonge dans les trésors de la musique classique et déchiffre avidement la musique contemporaine, s’enivre de jazz, et fonde même un groupe de musique pop.

Il découvre aussi la littérature mondiale : un exploit, car beaucoup d’ouvrages sont introuvables en URSS . Ainsi, raconte-t-il, comme l’utilisation des photocopieuses était interdite et passible de prison, il était moins risqué, quoique illégal, de photographier un ouvrage censuré. Ce qui occupait des volumes considérables. La traduction en russe d’A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, a été interrompue au quatrième volume, car le traducteur a été arrêté. Il est mort en détention et il a fallu attendre les années quatre-vingt pour connaître la suite. Mikhaïl deviendra rapidement un habitué du marché noir du livre.

Musique et KGB

Devenu l’étoile montante à Donetsk, il se permet de jouer en première mondiale l’œuvre monumentale d’un compositeur ukrainien, Boris Latochinsky, écrit en 1925, mais interdit à la publication. Son insoumission est déjà bien affirmée. C’est alors qu’il entre, à 16 ans, élève boursier au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, dans la classe du prestigieux professeur Jacob Flier. Une vraie chance, souligne aujourd’hui le musicien, car s’il avait porté le nom de son père, Jacob Gilbourd, à consonance juive, l’antisémitisme étatique radical (concrétisé par une annotation obligatoire sur les papiers d’identité)ne lui aurait jamais permis d’espérer entrer dans cette école célèbre.

Contrairement à la coutume, lors de l’examen, aucun membre du jury ne consent à l’accompagner pour l’exécution d’un concerto de Rodion Chedrine, l’un des compositeurs les plus reconnus d’URSS. Ce n’est que bien plus tard qu’il apprendra qu’en fait, la musique contemporaine était pratiquement absente du Conservatoire, mais qu’aucun des professeurs n’aurait avoué son incapacité à l’accompagner.

Le jeune Mikhaïl n’est pas au bout de ses surprises. Il découvre qu’il ignorait l’existence du poète russe Joseph Brodsky, prix Nobel 1987, de Vladimir Nabokov, tous deux exilés aux Etats-Unis, de Rudolph Noureev, de Soljenitsyne (hébergé dans la datcha de Rostropovitch) et qu’il entendait pour la première fois le mot « goulag ». Autre découverte : au Conservatoire, le seul examen d’Etat était celui du Communisme Scientifique. Le piano ne se plaçait qu’en septième position après les disciplines politiques, sous la rubrique « spécialisation », ce qui, raconte-t-il aujourd’hui, faisait bien rire les élèves ! Enfin, il fait la connaissance du représentant du Comité de Sécurité publique (KGB) affilié au Conservatoire. Celui-ci lui apprend qu’il le suit depuis longtemps, et lui demande de surveiller un étudiant pressenti, comme lui, pour disputer à Paris le prestigieux concours Marguerite Long 1973 : n’aurait-il pas, par hasard, l’intention de demander asile à la France ? Dès lors, il réalise qu’à part de son petit cercle d’amis, il doit se méfier de tout le monde, y compris de son professeur. Ce dernier le convoque d’ailleurs pour lui rapporter que le secrétaire du Parti du Conservatoire le considérait comme « un élément politiquement peu fiable et encore très immature ». Et que, en conséquence, il avait été décidé (pour la première fois depuis longtemps) d’interdire d’envoyer la délégation à Paris. Furieux, ce professeur, qui avait lui-même été « invité » à dire au KGB ce que pensait l’illustre violoniste David Oïstrakh de la politique d’Israël, lui conseille donc de préparer le Concours Van Cliburn au Texas. Le délégué du KGB lui fait comprendre alors qu’il a beaucoup déçu en ignorant son invitation à collaborer, et qu’il ne pourra aller aux Etats-Unis, pays en guerre idéologique avec l’URSS, que s’il le veut. Dès lors, sa décision est quasiment prise de quitter le pays.

En attendant, son professeur l’invite à se représenter au Concours Marguerite Long 1975, escomptant que, après les remous provoqués par l’absence des artistes soviétiques en 1973, on n’osera pas y faire de nouveau obstacle. Il avait vu juste, et c’est un Premier grand prix que Mikhail va décrocher au Théâtre des Champs Elysées dans le Deuxième concerto de Prokofiev, accompagné par le chef d’orchestre Pierre Dervaux, avec les félicitations d’Arthur Rubinstein. De retour à Moscou, il entame une tournée dans la plupart des capitales soviétiques en compagnie des lauréats des premiers prix internationaux. Quitter l’URSS pour de bon ? Il hésite encore : c’est pour lui un déchirement, mais le cœur n’y est plus. « De toute façon, j’étais révolté contre la règle qui interdisait à tout musicien, même aux plus grands, de se rendre à l’étranger au-delà de trois fois par an. De plus, il était presque impossible de voyager avec sa famille » écrit-il. Il avait appris l’anglais en cachette pour partir en Amérique, « objet de désir pour le pays entier ». Mais c’est Paris qui va le conquérir, à l’occasion d’une tournée des Jeunesses musicales de France en 1976. Grâce à des complicités françaises (dont un journaliste de L’Express, Michel Gordey), il va pouvoir déposer une demande d’asile. La DST surveille discrètement sa dernière soirée pour parer à toute tentative d’enlèvement par les Russes après le concert, et le loge dans un appartement secret de la police, dans le quartier de la Nouvelle Athènes. Rostropovitch le félicite de son initiative et l’embauche pour jouer avec lui, Isaac Stern et Paul Paray le Triple concerto de Beethoven pour le 90ème anniversaire de Marc Chagall à Nice.

Le mirage américain

Sa demande d’asile politique lui avait été accordée, mais son objectif restait l’Amérique car « c’est là bas que les vraies choses se passent » - la radio Voice of America, écoutée même pour ses bulletins météo, en avait patiemment persuadé les soviétiques . Il y va. New York, où vivent de nombreux musiciens russes immigrés, le séduit, mais il s’aperçoit que ceux-ci ne parlent que de problèmes matériels, se dénigrent entre eux, et que les concerts lui rappellent les travers les plus académiques de l’Ecole russe : une simple démonstration de virtuosité et de technique. Son rêve américain avait du plomb dans l’aile. Il retournera aux Etats-Unis plus tard, notamment à l’invitation de Lorin Maazel et du prestigieux orchestre de Cleveland, mais Paris lui manque, il y retourne, et se met à apprendre le français, en lisant Diderot et Proust. Grand voyageur, il reviendra toujours à Paris, où il s’est installé avec son épouse Agnès et ses enfants. La vie musicale s’ouvre à lui, avec Messiaen, Boulez, Dusapin . Il jouera Chostakovitch avec « Rostro », salle Pleyel en 1980, à l’occasion d’un mémorable concert de soutien à Andreï Sakharov, exilé à Gorki.

Une nouvelle vie s’ouvre à lui, non exempte de déceptions. Ainsi Bob Dylan qui, en concert, « expédiait ses chansons de façon indifférente, était-il le même que celui que j’écoutais des nuits entières à Donetsk, en rêvant de changer le monde ? », s’interroge Mikhaïl. La faute à qui ? A l’artiste ou au public ? Aux deux, suppose-t-il en concluant que « la place unique que tenait la culture dans le régime soviétique lui conférait une importance vitale. Les manifestations artistiques portaient l’affirmation de la victoire des vraies valeurs contre l’oppression dominante… » En Occident, lui confiera Rostropovitch, la culture est un événement social : « la question essentielle pour le public des concerts est : « va-t-on dîner avant, ou après le spectacle ? »

L’arrivée de la perestroïka l’encourage à tenter de faire venir sa famille en France. Yehudi Menuhin et des personnalités du monde culturel français appuient sa demande : c’est « niet ». Intercédant auprès de Raïssa Gorbatchev, Danielle Mitterrand, réussit non à faire sortir ses parents d’URSS, mais à autoriser Mikhaïl à aller leur rendre visite durant deux semaines à Moscou, faveur qui, jusqu’alors, n’avait jamais été accordée à un réfugié politique. C’est un retour à haut risque, puisque l’artiste avait été condamné par contumace à une peine de 12 ans prison pour « crime » de demande d’asile politique, et que le KGB était en profond désaccord avec Gorbatchev . Et il s’en faut de peu qu’à la Loubianka, où il avait été convoqué pour un interrogatoire préliminaire, il disparaisse du paysage. La présence de l’ambassadeur de France à ses côtés l’a préservé de ce sort.

Il s’était alors juré de ne plus jamais revenir en URSS. Une invitation de Jacques Chancel pour réaliser un Grand Echiquier à Moscou et à Leningrad avec des artistes russes et français, a pourtant changé la donne. Le célèbre chef d’orchestre Youri Temirkanov, avec lequel il avait donné son premier concert à Londres en 1987, insistait pour qu’il vienne jouer avec le Philharmonique de Leningrad. En une soirée, en URSS et dans les pays communistes, « je suis devenu le premier réfugié politique apparu au grand jour ». En jouant au profit des hôpitaux de Saint-Pétersbourg, à l’ambassade soviétique à Paris, un endroit que tout descendant de victimes des purges staliniennes n’osait pas approcher, Mikhaïl Rudy a montré qu’il avait réussi à exorciser le passé. Auteur d’une abondante discographie, c’est aujourd’hui un acteur marquant de la vie musicale française (1). Ses conseils sont aussi très appréciés des jeunes musiciens, comme l’a illustré une « master class » organisée en novembre au Conservatoire de rayonnement régional de la rue de Madrid à Paris, à l’instigation de « DiscMuseum » et de Boulevard Extérieur.

(1) - En 1928, le pionnier de l’art abstrait Vassili Kandinsky avait créé au Bauhaus de Weimar un spectacle considéré aujourd’hui comme un chef d’œuvre de l’Art total, en faisant dialoguer ses œuvres avec la musique des fameux « Tableaux d’une exposition », de Moussorgsky. En 2010, Mikhaïl Rudy a fait revivre cet événement à travers un film d’animation qu’il a conçu à partir des indications scéniques et des aquarelles préparatoires de Kandinsky conservées au Centre Pompidou, interprétant lui-même la partition musicale au piano. Cette œuvre a été présentée en concert pour la première fois à la Cité de la Musique en 2010, et est projetée aujourd’hui dans de nombreux pays.