Lourié, un compositeur esthète, éphémère responsable du Narkompros

Doté d’une vaste culture, amis des lettres et artistes, peintre et écrivain lui-même, le compositeur Arthur Lourié posant devant le pinceau du peintre Lev Bruni (1894-1948) en 1915, affiche une élégance sophistiquée de dandy, bien éloignée de la culture prolétarienne que la Révolution bolchévique imposera au lendemain d’Octobre 1917. C’est pourtant le même homme qui fut choisi pour diriger le Département de la musique au sein du Narkompros, organe dédié à la réorganisation en profondeur de l’éducation des peuples. Voici la trajectoire contrariée de ce créateur qui nourrit un temps l’espoir de voir les courants artistiques modernistes s’incarner dans la Révolution, et au-delà dans le destin de la « Mère Russie ».

Les premières années de vie d’Arthur Lourié s’inscrivent pleinement dans cette période éblouissante de la vie culturelle russe au tournant du XXe siècle, qualifiée communément d’« Âge d’argent », en comparaison à « l’Âge d’or » de la Russie littéraire des années 1810-1830, dominée par les figures d’Alexandre Pouchkine (1799-1837) et de Nicolas Gogol (1809-1852). Né au sein d’une famille bourgeoise de Saint-Pétersbourg – son était un père industriel libre penseur – le jeune Lourié put ainsi bénéficier d’une éducation ouverte sur les mutations profondes que connurent les milieux artistiques des deux capitales russes, Moscou et Saint-Pétersbourg entre la fin des années 1890 et 1910. La littérature, la peinture, l’architecture, la musique, la danse et le cinéma furent touchés par cette forme de renaissance qui plaça au cœur du questionnement artistique le dépassement des codes moraux et sociaux établis à travers une place toujours plus importante accordée au monde intérieur.

Attiré par la musique qu’il apprit d’abord en autodidacte (1909-1913) – son premier opus, Cinq pièces fragiles, pour piano, date des années 1908-1910 – Arthur Lourié travailla le piano auprès de Federico Busoni (1866-1924) puis de son élève Maria Barinova (1878-1956), ainsi que la composition avec d’Alexandre Glazounov (1865-1936) au Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Mais il quitta l’institution sans ne jamais avoir obtenu aucun diplôme, préférant se former par lui-même au contact des cercles d’art futuristes. C’est dans ce milieu foisonnant qu’il rencontra la poétesse Anna Akhmatova (1889-1966), dont il fut l’un des premiers compositeurs à mettre les textes en musique dès 1914 – Četki / Le Rosaire, cycles de quatre mélodies pour soprano et piano : « Šutnočnaja », « Pominalnaja », « Okarina », « Protjažnaja », « Častuška ». C’est à cette époque également qu’il se lia d’amitié avec Vladimir Maïakovski (1893-1930), Nikolaï Kulbin (1868-1917), Fiodor Sologoub (1863-1927), quelques-uns des plus importants représentants de « l’Âge d’argent » russe…

Dodécaphonisme et sérialisme

Fortement influencé par les nouveaux modes d’expression explorés au sein des courants modernistes, tels que le langage crypté, le silence, l’abstraction ou la dissonance, Arthur Lourié fit évoluer son propre langage musical, d’abord marqué du triple sceau de Frédéric Chopin (1810-1849), Claude Debussy (1862-1918) et d’Alexander Scriabine (1872-1915), vers une forme précoce de dodécaphonisme et de sérialisme – Deux poèmes, Op. 8 pour piano (1912), Masques (Tentations), Op. 13 pour piano (1913) et Synthèse, Op. 14 également pour piano (1914). Soucieux, comme Kasimir Malevitch (1878-1935) ou Wassily Kandinsky (1866-1944), de rapprocher musique et art graphique, A. Lourié proposa en 1915, avec Formes en l’air, trois pièces pour piano dédiées à Pablo Picasso, un nouveau mode de notation musicale inspirée du cubisme.

C’est avec enthousiasme qu’Arthur Lourié accueillit les bouleversements d’Octobre 1917 : « Comme mes amis de l’avant-garde des jeunes artistes et des jeunes poètes, je croyais à la révolution d’Octobre. Grâce à son appui, nous les artistes progressistes et excentriques, nous étions pris au sérieux. On nous laissa la liberté entière pour tout. Une telle occasion ne se présente qu’une fois dans l’histoire. Cette confiance mise en nous nous laissait bouche bée. Ce fut une époque fantastique, incroyable[1] ». Dès le 8 novembre, il fut nommé par Anatoli Lounatcharski (1875-1933), à la tête du MUZO, le Département pour la musique du Narkompros, où il s’entoura du musicologue et compositeur Boris Assafiev (1884-1949),du musicologue-éditeur Pavel Lamm (1882-1951), puis par Nikolaï Rosalvets (1881-1944), en charge à partir de mai 1919, de la section « Répertoire et édition ».

De la ferveur à la désillusion

Mais l’autorité et la légitimé du nouveau commissaire, issu d’une famille aisée d’origines juives[2], se trouvèrent bientôt contestées par les bolchéviques hostiles aux courants artistiques qui avaient marqué le renouveau culturel des années d’avant la Révolution et qui passaient à leurs yeux pour l’expression d’un intellectualisme bourgeois. Aussi, la ferveur céda-t-elle rapidement la place à la désillusion dans l’esprit d’Arthur Lourié. Dès le mois de novembre 1921, il ne cachait pas son regret, à l’assemblée venue l’entendre à la Libre Association philosophique de Petrograd, d’avoir vu « l’esprit de la musique » quitter la Russie et sa culture : « Une frontière a été franchie et la réalité russe s’enfonce dans l’obscurité de plus en plus épaisse […]. La culture russe est arrivée au dernier point de son déclin. Nous sommes sur une voie sans issue, dans un désert vidé de toute spiritualité où il n’y a plus de place pour la musique ». Une mission à Berlin au cours de l’été 1922, lui offrit l’opportunité de prendre le chemin de l’exil et d’abandonner une révolution qui finalement tient peu de place dans son Œuvre – seule Naš Marš / Notre marche, mise en musique pour piano et récitant du poème de V. Maïakovski (1918), peut être considérée comme une pièce de circonstance. A. Lourié séjourna d’abord à Wiesbaden (1922-1924), puis à Paris plus durablement (1924-1941). C’est là qu’il se lia d’amitié avec le philosophe Jacques Maritain (1882-1973) et noua des liens forts avec Igor Stravinsky (1882-1971) dont il devint un proche collaborateur jusqu’à ce qu’une brouille ne les sépare à la fin des années trente.

Tournant le dos à la radicalité de ses débuts, Arthur Lourié adopta durant ses années parisiennes, une écriture volontiers diatonique et modale pour des œuvres d’inspiration religieuse, voire mystique qui atteignent une qualité intemporelle : Regina Coeli, pour contralto, trompette et hautbois (1924), Improperium pour deux violons, baryton et contrebasse (1926), Ritual pour voix et piano (1926), Sonate liturgique - « Sequentia », « Cantus passionis », « Prosa », « Horae passionis » - pour chœur, piano et orchestre de chambre à la mémoire de Léon Bloy (1928), Concerto Spirituale (1930) pour trois chœurs, piano, percussions, timbales et orgue... La Seconde Guerre mondiale ne lui permit pas de mener à bien le projet de ballet intitulé Le festin de la peste, inspiré de Pouchkine, que lui avait commandé l’Opéra de Paris et qui demeura à l’état de manuscrit.

L’exil américain

En 1941, après avoir aidé Lourié à quitter à la France pour les Etats-Unis, Serge Koussevitzky (1874-1951) créa à la tête de l’orchestre philarmonique de Boston sa 2e Symphonie « Kormtchaïa », œuvre d’inspiration byzantine, composée trois ans plus tôt. C’est au cours de son exil américain que Lourié parvint à fondre ses diverses influences dans un style personnel et qu’il acquit une remarquable maîtrise de composition. Son Concerto da camera - « Entrada », « Aria, », « Intermezzo », « Fantasia », « Serenata », « Epilogo » - pour violon solo et orchestre à cordes (1945) témoigne notamment de cette maturité d’écriture qui fait la part belle à la mélodie, en empruntant le cadre du divertissement baroque. Mais dès le début des années cinquante, et après la mort de son ami Serge Koussevitzki, Lourié renoua progressivement avec sa culture d’origine et son passé russe, en dépit de la désaffection d’une partie du public américain, pour lequel le compositeur demeura toujours le commissaire du Narkampros. La composition de son grand opéra, encore jamais exécuté intégralement, Arap Petra Velikogo / Le Maure de Pierre le Grand, l’occupa durant plus de dix ans (1949-1961) ; tandis que Zaklimanija / Incantations, pour voix et piano (1959), sur le Poème sans héros d’Anna Akhmatova, resté semi-clandestin et publié à New-York dans une revue d’émigration, renvoya A. Lourié aux souvenirs de ses années jeunesses où la modernité était à ses prémices.

Lourié mourut à Princeton, le 12 octobre 1966.

Depuis 2005, l’Arthur Lourié Geselleschaft de Bâle s’attache à faire connaître et à diffuser l’Œuvre du compositeur à travers des concerts, des enregistrements, des publications et des colloques. La société réunit également un fonds documentaire scientifique – livres, articles, programmes etc. – consacré à A. Lourié.

http://www.lourie.ch

[1] Propos d’A. Lourié recueillis à New York, en 1942, par un journal russe, cités par Frans C. Lemaire in Le destin russe et la musique. Un siècle d’histoire de la Révolution à nos jours, Paris, Fayard, 2005, p. 39.

[1] La mère d’A. Lourié était juive et il se revendiquait lui-même d’une ascendance paternelle remontant au cabaliste Isaac Louria (1534-1572), sans pour autant que cela ne l’ait empêché de se convertir au catholicisme et d’abandonner son patronyme de Sergueïévitch pour le prénom Vincent en hommage à Van Gogh.