L’Association Chostakovitch entretient la mémoire du compositeur

A Paris, un centre de documentation est mis à la disposition des chercheurs, financé par Irina Chostakovitch, la veuve du musicien.

Rendu immensément populaire par sa Septième Symphonie, composée durant le siège de Leningrad en 1941 et dédiée à la ville martyre, Dimitri Chostakovitch (1906-1975) n’a cessé, pendant toute sa vie, avant comme après la seconde guerre mondiale, d’être en butte aux tracasseries et aux persécutions du pouvoir soviétique. Sa musique fut même l’objet d’une double condamnation officielle, en 1936 et en 1948, pour formalisme, c’est-à-dire pour refus du réalisme socialiste, mais il choisit de ne pas rompre avec le régime. Il s’efforça de ruser avec les autorités pour préserver, autant qu’il lui était possible, sa liberté de créateur, au prix de concessions politiques ou musicales.

La figure du compositeur domine l’histoire de la musique russe sous le régime soviétique. D’abord parce que son oeuvre est reconnue comme l’une des plus importantes et des plus inventives du XXème siècle. Ensuite parce que le musicien, né avant la révolution bolchevique et mort avant la perestroïka, a vécu toutes les époques du communisme soviétique, de Staline à Brejnev, sans jamais quitter l’URSS, à la différence de plusieurs de ses confrères. Enfin parce que, selon l’un de ses biographes, Krzysztof Meyer (Dimitri Chostakovitch, Fayard, 1994), « il a joué presque toute sa vie durant le rôle de premier compositeur officiel d’Union soviétique », en dépit de ses démêlés avec le régime. 

Un centre pour les chercheurs

Pour sauvegarder sa mémoire et celle de son oeuvre, après la dislocation de l’URSS, une Association internationale Dimitri Chostakovitch a été créée à Paris il y a quinze ans, à l’initiative de sa veuve, Irina, qui fut sa troisième épouse. L’association est financée par les droits d’auteur que génèrent les oeuvres du compositeur. Elle est toujours animée par Irina Chostakovitch, en même temps que la maison d’édition qu’elle a fondée à Moscou. Présidée par Hélène Ahrweiler, ancien recteur de l’Académie de Paris, ancienne présidente du Centre Georges-Pompidou, elle offre aux chercheurs, dans un hôtel particulier situé au 19 bis de la rue des Saints-Pères, un centre de documentation qui met à leur disposition un vaste choix d’archives, d’enregistrements, de fac-similés de manuscrits, de partitions de films, de livres. Ces documents portent à la fois sur l’oeuvre de Chostakovitch sur la Russie musicale du XXème siècle.

Pour Mme Ahrweiler, Dimitri Chostakovitch, dont l’oeuvre « réconcilie la tradition musicale avec la plus audacieuse modernité », mériterait le titre de « compositeur national » tant sa musique a traversé les « vicissitudes historiques » vécues par son pays et surmonté la « tragédie » provoquée par « l’incompréhension, la jalousie, la trahison de ceux, très nombreux alors, qui prétendaient dicter les règles et les normes de la création artistique et régler aussi le sort des hommes ». « Rien n’a pu altérer la grandeur de celui qui a été voué corps et âme à sa passion », estime-t-elle. L’association organise chaque année un concert consacré à l’oeuvre du compositeur et de ses élèves.

Contre la barbarie totalitaire

Irina Chostakovitch défend l’attitude de son mari à l’égard du pouvoir soviétique. Dans un texte publié en 2000 sur le site Internet de l’association (www.chostakovitch.org), elle écrit : « Face à l’Etat oppresseur Dimitri Dimitrievitch était sans défense, comme le moindre d’entre nous, et il risquait de perdre beaucoup plus que son simple bien-être ou que sa liberté : par delà son propre sort, il y avait celui de ses oeuvres que l’on malmenait et celui de son talent qu’il plaçait plus haut que son destin personnel et qu’il a fait mûrir avec honnêteté et ferveur sa vie durant, en parvenant à semer ses persécuteurs ». Un autre texte publié sur la page d’ouverture du site rend hommage au musicien en affirmant qu’« à l’époque cruelle du stalinisme et du nazisme », il a eu « le courage d’exprimer dans sa musique le malheur des peuples victimes de la barbarie totalitaire, de dénoncer les forces obscures qui anéantissaient des millions de vies humaines ».

Le directeur de l’association, Emmanuel Utwiller, réagit vivement quand on évoque les relations ambiguës du musicien avec le pouvoir. Il refuse qu’on qualifie Chostakovitch de compositeur officiel et souligne qu’il a mis au service des autres les avantages matériels dont il a bénéficié. Sa position de premier secrétaire de l’Union des compositeurs de Russie lui a permis, dit-il, de venir en aide à de nombreux musiciens. Et si Chostakovitch a fini par adhérer, en 1961, au Parti communiste, ce fut sous l’effet du harcèlement des autorités. Quant à ses rapports avec les dissidents, explique notre interlocuteur, ils ont été meilleurs qu’on ne l’a dit. C’est en abusant de son nom, selon le témoignage d’Irina Chostakovitch, qu’on l’a fait signer dans la Pravda, sans son accord, une lettre contre Andreï Sakharov. Avec Soljenitsyne, précise Emmanuel Utwiller, ses divergences étaient d’ordre philosophique, l’un étant chrétien, l’autre athée, mais Chostakovitch a soutenu la publication d’Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch et salué celle de L’Archipel du Goulag.