La condamnation de 1948

Au lendemain de la guerre, l’emprise de l’Etat se resserre sur les intellectuels. Jdanov se fait le théoricien du « réalisme socialiste ». Ceux qui s’en écartent sont accusés de formalisme petit-bourgeois. En 1948, les plus grands compositeurs soviétiques, parmi lesquels Chostakovitch et Prokofiev, sont publiquement dénoncés par le Parti communiste. Les condamnations par le Comité central sont publiées dans la Pravda, le 11 février 1948.

Résolution du Bureau politique du Comité central du Parti communiste de l’URSS. A propos de l’opéra de V. Mouradeli « La grande amitié ».

 Le comité central du PCUS considère que l’opéra « La grande amitié » (musique V. Mouradeli, livret G. Mdivani), monté par le théâtre Bolchoï de l’URSS pour le trentième anniversaire de la Révolution d’octobre, est une oeuvre anti-artistique, immorale, tant sur le plan de la musique que du sujet. Les défauts fondamentaux de l’opéra résident avant tout dans sa musique. La musique de l’opéra est inexpressive, pauvre. On n’y trouve pas une seule mélodie, un seul air mémorisable. Elle est chaotique et disharmonieuse, faite de dissonances continues sur les assemblages de sons qui écorchent l’oreille.

 Les lignes et scènes éparses qui se veulent mélodieuses sont brutalement interrompues par un bruit informe absolument étranger à une oreille humaine normale et qui agit sur les auditeurs de façon oppressante. Il n’y a pas de lien organique entre l’accompagnement musical et le développement de l’action sur la scène. La partie vocale de l’opéra – les choeurs, les solos et les chants d’ensemble – produit une impression terne. En raison de cela, les possibilités de l’orchestre et des chanteurs demeurent inexploitées.

 Le compositeur n’a pas utilisé la richesse des mélodies, des chansons, des refrains populaires, des motifs des danses populaires dont est si riche la culture des peuples de l’URSS et, en particulier, la culture des peuples du Caucase du Nord où se développent les faits représentés dans l’opéra. Recherchant une fausse « originalité » de la musique, le compositeur Mouradeli a méprisé les meilleures traditions et l’expérience de l’opéra classique en général, de l’opéra classique russe en particulier, qui se distingue par la richesse de son contenu intérieur, par la richesse des mélodies et par un large diapason, par son identité nationale, par une forme musicale claire, belle, élégante, qui fait de l’opéra russe le meilleur opéra du monde, le genre musical préféré et accessible à de larges couches du peuple.

 La fable de l’opéra qui prétend décrire la lutte pour implanter le pouvoir sociétique et l’amitié entre les peuples dans le Caucase du Nord en 1918-1920 se révèle historiquement faux et artificiel. L’opéra donne l’impression erronée que des peuples du Caucase, comme les Géorgiens et les Ossètes, étaient à l’époque en conflit avec le peuple russe, ce qui est historiquement faux. Car à l’époque c’étaient les Ingouches et les Tchétchènes qui faisaient obstacle à l’établissement dans le Caucase du Nord de l’amitié entre les peuples.

 Une voie erronée et destructrice

 Le comité central du PCUS considère que l’échec de l’opéra de Mouradeli est le résultat d’une voie erronée et destructrice pour l’oeuvre d’un compositeur soviétique, la voie du formalisme qu’a empruntée le camarade Mouradeli. Comme l’a montré la réunion des acteurs de la musique soviétique organisée par le comité central du PCUS, l’échec de l’opéra de Mouradeli n’est pas un cas particulier mais est étroitement lié au mauvais état de la musique soviétique soviétique contemporaine, lié à la propagation parmi les compositeurs soviétiques de la tendance formaliste.

 Déjà en 1936, à la suite de l’apparition de l’opéra de D. Chostakovitch « Lady Macbeth du district de Mtsensk », dans la Pravda, organe du comité central du PCUS, les déviations formalistes, anti-populaires dans l’oeuvre de Chostakovitch avaient subi une vive critique et la dangerosité de cette tendance pour les destinées du développement de la musique soviétique avaient été dénoncées. La Pravda, agissant alors sur l’ordre du comité central du PCUS, avait clairement formulé les exigences que le peuple soviétique a vis-à-vis de ses compositeurs.

 Malgré ces avertissements et malgré les indications signifiées par le comité central du PCUS dans ses arrêtés à propos des revues L’Etoile et Léningrad, du film « La belle vie », du répertoire des théâtres dramatiques, aucune réforme n’a été menée dans la musique soviétique. Les succès individuels de certains compositeurs soviétiques dans le domaine de la création de nouvelles chansons, qui ont rencontré l’approbation et une large diffusion dans le peuple, dans le domaine de la musique de films etc., ne changent pas le tableau général de la situation.

 Une tendance formaliste anti-populaire

 Les choses vont particulièrement mal dans le domaine de la création de musique symphonique et d’opéra. Il s’agit des compositeurs qui suivent une tendance formaliste anti-populaire. Cette tendance a trouvé son expression la plus épanouie dans les oeuvres de compositeurs comme les camarades D. Chostakovitch, S. Prokofiev, A. Khatchatourian, V. Chebaline, G. popov, N. Miaskovski et autres, dans l’oeuvre desquels sont particulièrement et visiblement représentées les perversions formalistes, les tendances anti-démocratiques de la musique, étrangères au peuple soviétique et à ses goûts artistiques. 

 Les traits caractéristiques de cette musique sont la négation des principes fondamentaux de la musique classique, l’apologie de l’atonalité, de la dissonance et de la disharmonie, présentées comme l’expression d’un prétendu « progrès » et d’une prétendue « innovation » dans le développement de la forme musicale, le refus des fondements les plus importants d’une oeuvre musicale comme la mélodie, l’engouement pour des associations chaotiques, névropathes, qui transforment la musique en cacophonie, en un amoncellement de sons chaotiques. Cette musique sent fortement la musique bourgeoise moderniste contemporaine d’Europe et d’Amérique, qui reflète le marasme de la culture bourgeoise, la totale négation de l’art musical, son impasse.

 Un signe très important de la tendance formaliste est également le rejet de la musique polyphonique et du chant, fondés sur la conjonction et le développement simultanés d’une série de lignes mélodiques indépendantes et l’engouement pour une musique uni-tonale, à l’unisson, et un chant, le plus souvent sans paroles, qui représente la destruction du système musique-chant à plusieurs voix spécifique à notre peuple et qui conduit à l’appauvrissement et au déclin de la musique.

 Des goûts pervertis d’esthètes individualistes

 Piétinant les meilleurs traditions de la musique classique russe et occidentale, rejetant ces traditions comme prétendument « vieillies », « passées de mode », « conservatrices », traitant avec mépris les compositions qui s’efforcent consciencieusement de s’approprier et de développer les procédés de la musique classique, les traitant de partisans d’un « traditionalisme primitif » et d’ « épigonisme », de nombreux compositeurs, à la recherche d’une innovation mal comprise, se sont éloignés dans leur musique des attentes et du goût artistique du peuple soviétique, se sont enfermés dans le cercle étroit des spécialistes et des gourmets musicaux, ont rabaissé le grand rôle social de la musique et ont rétréci sa portée, la limitant à la satisfaction des goûts pervertis d’esthètes individualistes.

 La tendance formaliste dans la musique soviétique a engendré au sein d’une partie des compositeurs soviétiques un engouement à sens unique pour des formes complexes de musique instrumentale, symphonique sans texte, et une attitude méprisante vis-à-vis de genres musicaux comme l’opéra, la musique de choeur, la musique populaire pour petits orchestres, pour instruments populaires, ensembles vocaux, etc. Cela conduit immanquablement à la perte des fondements de la culture vocale et de la maîtrise dramaturgique et les compositeurs désapprennent à écrire pour le peuple. La preuve en est que ces derniers temps pas un seul opéra soviétique du niveau des opéras classiques russes n’a été créé.

La liquidation de l’art musical
 

 L’éloignement de certains acteurs de la musique soviétique du peuple est tel que dans leur milieu s’est répandue la « théorie » pourrie selon laquelle l’incompréhension de la musique de nombreux compositeurs soviétiques contemporains par le peuple s’explique par le fait que le peuple n’aurait soi-disant pas encore atteint le niveau pour comprendre leur musique complexe, qu’il la comprendra dans quelques décennies et que ce n’est pas la peine de s’inquiéter si certaines oeuvres musicale ne trouvent pas d’auditeurs.

 Cette théorie totalement individualiste a permis, à un degré encore plus important, à certains compositeurs et musicologues de se couper du peuple, des critiques de la société soviétique, et de s’enfermer dans leur coquille. Cultiver de telles opinions nuit gravement à l’art musical soviétique. Une attitude tolérante à leur égard permet la diffusion, parmi les membres actifs de la culture musicale soviétique, de tendances qui lui sont étrangères, qui mènent à l’impasse le développement de la musique et à la liquidation de l’art musical.

 Une influence néfaste sur les jeunes compositeurs

 La tendance vicieuse, formaliste, anti-populaire, dans la musique soviétique a également une influence néfaste sur l’apprentissage et l’éducation des jeunes compositeurs dans nos conservatoires, et en premier lieu dans le conservatoire de Moscou (dirigé par le camarade Chebaline) où la tendance formaliste domine. On n’inculque pas aux étudiants le respect des meilleurs traditions de la musique classique russe et occidentale, on n’éduque pas chez eux l’amour des oeuvres populaires, des formes musicales démocratiques. Les oeuvres de nombreux élèves des conservatoires sont une imitation aveugle de la musique de D. Chostakovitch, S. Prokofiev et autres.

 Le comité central du PCUS constate l’état inadmissible de la critique musicale soviétique. Les adversaires de la musique réaliste russe, les partisans d’une musique formaliste décadente, occupent parmi les critiques une position dominante. Ces critiques déclarent chaque nouvelle oeuvre de Prokofiev, Chostakovitch, Miaskovski, Chebaline « une nouvelle conquête de la musique soviétique » et en vantent le subjectivisme, le constructivisme, l’extrême individualisme, la complexification professionnelle du langage, c’est-à-dire justement ce qui devrait faire l’objet de critiques. Au lieu de dénoncer les vues et théories nuisibles, étrangères aux principes du réalisme socialiste, la critique musicale elle-même contribue à leur diffusion, vantant et déclarant « progressistes » les compositeurs qui dans leur oeuvre partagent les principes créatifs erronés.

 Des restes d’idéologie bourgeoise

 La critique musicale a cessé d’exprimer l’opinion de la société soviétique, l’opinion du peuple, et s’est transformée en porte-voix de compositeurs particuliers. Certains critiques musicaux, à cause de leurs liens amicaux, au lieu d’une critique répondant au principe d’objectivité, se sont mis à flatter servilement tels ou tels leaders musicaux, vantant de toutes les façons leur oeuvre. Cela signifie que, chez une partie des compositeurs soviétiques, ne sont pas encore expurgés des restes d’idéologie bourgeoise, nourris de l’influence de la musique contemporaine décadente de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique.
 
 Le comité central du PCUS considère que cette situation défavorable sur le front de la musique soviétique est le résultat de la ligne erronée dans le domaine de la musique soviétique qu’a menée le comité aux affaires artistiques auprès du conseil des ministres de l’URSS et le comité d’organisation de l’Union des compositeurs soviétiques. Le comité aux affaires artistiques auprès du conseil des ministres de l’URSS (camarade Khraptchenko) et le comité d’organisation de l’Union des compositeurs soviétiques (camarade Khatchatourian), au lieu de développer dans la musique soviétique la tendance réaliste dont les fondements sont la reconnaissance de l’énorme rôle émancipateur de l’héritage classique, en particulier des traditions de l’école musicale russe, l’utilisation de son héritage et son développement futur, l’union dans la musique d’un contenu élevé avec la perfection artistique de la forme musicale, la véracité et le réalisme de la musique, son profond lien organique avec le peuple et son oeuvre musicale et chantée, une maîtrise professionnelle élevée accompagnée de simplicité et d’accessibilité des oeuvres musicale, ont en fait encouragé la tendance formaliste étrangère au peuple soviétique.
 
 La pépinière des perversions formalistes

 Le comité d’organisation de l’Union des compositeurs soviétiques s’est transformée en outil d’un groupe de compositeurs formalistes, est devenue la pépinière des perversions formalistes. Dans le comité d’organisation règne une atmosphère fétide, les discussions créatives n’ont pas lieu. Les dirigeants du comité d’organisation et les musicologues regroupés autour d’eux vantent les oeuvres modernistes, anti-réalistes, qui ne méritent pas de soutien, tandis que les travaux se distinguant par leur caractère réaliste, l’aspiration à prolonger et développer l’héritage classique, sont déclarés secondaires, demeurent ignorés, sont méprisés. Les compositeurs qui se vantent de leur côté novateur, archi-révolutionnaire, dans le domaine de la musique, agissent comme des ardents partisans du conservatisme le plus arriéré et ranci, dévoilant une intolérance hautaine face aux plus petites marques de critique.

 Le comité central du PCUS considère que la situation et l’attitude vis-à-vis de la musique soviétique qui règnent au comité pour les affaires artistiques auprès du conseil des ministres de l’URSS et au comité d’organisation de l’Union des compositeurs soviétiques ne peuvent être tolérées plus longtemps car elles portent un préjudice sérieux au développement de la musique soviétique. Ces dernières années, la demande culturelle et le niveau des goûts artistiques du peuple soviétique ont incroyablement progressé. Le peuple soviétique attend des compositeurs des oeuvres de haute qualité, au contenu élevé, dans tous les genres – dans le domaine de la musique symphonique, de l’opéra, de la chanson, de la musique de choeur et de danse.

 Dans notre pays des possibilités de création illimitées sont offertes aux compositeurs et toutes les conditions pour un épanouissement authentique de la culture musicale sont créées. Les compositeurs soviétiques ont un auditoire que jamais encore aucun compositeur n’a connu dans le passé. Il serait impardonnable de ne pas exploiter ces possibilités d’une grande richesse et de ne pas diriger ses efforts créatifs sur la voie juste du réalisme.

 Les décisions du comité central

 Le comité central du PCUS a adopté les décisions suivantes :

 1/ Il condamne la tendance formaliste dans la musique soviétique comme anti-populaire et menant dans la pratique à la liquidation de la musique.

 2/ Il propose à la direction de la propagande et de l’agitation du comité central et au comité des affaires artistiques d’obtenir le redressement de la situation dans la musique soviétique, la liquidation des défauts mentionnés dans la présente résolution du comité central ,et la garantie du développement de la musique soviétique dans une direction réaliste.

 3/ Il appelle les compositeurs soviétiques à s’imprégner de la conscience des demandes élevées que présente le peuple soviétique à la création musicale et, après avoir rejeté de leur route tout ce qui affaiblit notre musique et gêne son développement, à garantir une élévation du travail créatif qui fera rapidement avancer la culture musicale soviétique et conduira à la création dans tous les domaines de la création musicale d’oeuvres de haute qualité, valables et dignes du peuple soviétique.

 4/ Il reconnaît les organisations des organes soviétiques et du parti correspondants, qui ont pour but l’amélioration du fait musical.

Publié dans la Pravda, le 11 février 1948