De la Turquie au Brésil, la révolte des nouveaux « riches »

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Pendant plus de quinze jours, des dizaines de milliers de manifestants ont occupé la place Taksim dans le centre d’Istanbul. Au Brésil, plus d’un million de personnes continuent de protester dans de nombreuses villes. Les deux mouvements ont été provoqués par des événements apparemment anodins. Un projet de centre-commercial dans le parc Gezi de la grande ville turque ; une augmentation de quelques centimes des transports publics à Rio et Sao Paulo. Mais dans les deux cas, les revendications ont vite dépassé le prétexte d’origine. Les protestations écologiques des manifestants turcs ou la contestation de l’état des transports publics brésiliens se sont transformées en mise en cause des gouvernements, de leur politique économique et des choix de société qui font la part trop belle à la course à l’argent.

 

Ni en Turquie ni au Brésil, les manifestants ne sont des déshérités, des laissés pour compte des économies émergentes ou des victimes de la mondialisation. Au contraire. Ils appartiennent à ces nouvelles classes moyennes auxquelles la croissance économique de cette dernière décennie a fait miroiter les avantages de la prospérité. Ce n’est pas seulement un mirage. Dans les deux pays, le niveau de vie a connu une augmentation spectaculaire, la pauvreté a reculé, des couches défavorisées ont accédé à la modernité.

Ces progrès ont du même coup engendré des frustrations, socio-culturelles sur les rives du Bosphore, socio-économiques de l’autre côté de l’Atlantique. Car si des parallèles sont possibles entre les manifestations turques et brésiliennes, qui ne sont pas seulement une concomitance dans le temps, les différences sont aussi frappantes. Elles sont d’abord politiques. Les dirigeants des deux pays ont certes été désignés démocratiquement, au cours d’élections, parlementaires en Turquie, présidentielles au Brésil, qui ne souffrent guère la contestation. Toutefois la réaction face aux revendications de Recep Tayyip Erdogan d’une part, de Dilma Rousseff d’autre part, a été différente. Le Premier ministre turc a choisi la fermeté sur le fond et la répression dans la forme, y compris contre les milieux intellectuels qui ont soutenu les protestations sans nécessairement descendre dans la rue. La présidente brésilienne prône le dialogue et les autorités locales qui avaient décidé les hausses de tarif ont fait machine arrière.

En Turquie, les manifestants mettent en cause la tentation du parti islamiste « modéré » – l’AKP (Parti de la justice et développement) – d’imposer une forme d’ordre moral à forte coloration religieuse, contraire aux valeurs fondamentales de la laïcité kémaliste. Sur l’échiquier politique, ils ne trouvent pas de force capable de les représenter. Le parti CHP, à vocation social-démocrate, a du mal à se dégager de ses liens avec les militaires, longtemps garants de la laïcité mais aux références démocratiques douteuses, et n’a guère dépassé le quart des suffrages aux dernières élections.

Au Brésil, les protestataires sont les « enfants de Lula ». S’ils étaient en âge de voter, ils ont soutenu le charismatique président avant de se tourner vers Dilma Rousseff. Il n’est pas sûr qu’ils recommencent. Le Parti des travailleurs incarnait leurs espoirs. Il les a déçus. Les programmes sociaux ont été efficaces mais ont soulevé plus d’attentes qu’ils n’en ont comblées. Les dépenses somptuaires engagées pour la Coupe du monde de foot puis les Jeux olympiques apparaissent disproportionnées tout en favorisant la corruption des agents publics.

 

Malgré ces différences, les mouvements de protestation ont un point commun à Istanbul comme à Brasilia : ils n’ont pas donné naissance à une structure politique ; ils n’ont pas de leaders et risquent de s’étioler ou d’être récupérés. Mais les dirigeants turcs ou brésiliens auraient tort de faire la sourde oreille.