La nouvelle donne latino-américaine

A moins de deux ans du début officiel des célébrations du bicentenaire (2010) de la guerre de libération contre l’Espagne, l’Amérique latine formule une deuxième déclaration d’indépendance, comparable à la "doctrine Monroe" adoptée par les Etats-Unis au XIXe siècle.

Barack Obama a la prétention de combler le vide que la présidence de George W. Bush a laissé en l’Amérique latine. Le document contenant les bases de cette nouvelle politique est un texte de treize pages intitulé A new partnership for the Americas  (Un nouveau partenariat pour les Amériques), inspiré de « la politique de bon voisinage » de Franklin Delano Roosevelt des années 1930, et de « l’Alliance pour le Progrès » de John Kennedy du début des années 1960. Ce texte repose sur trois piliers : la défense de la démocratie, la sécurité collective et la prospérité générale.

Au cours des prochains mois nous serons fixés sur la lecture que Washington fait de ce triptyque. Le président démocrate devra définir une nouvelle attitude face à Cuba et il ne suffira pas d’alléger un embargo qui est rejeté par tous les pays au sud de Rio Bravo.

Obama aura à décider s’il maintient la politique de son prédécesseur en Colombie : le Plan Colombia sera-t-il orienté davantage vers la lutte contre la drogue que contre la guérilla ? Une logique élémentaire semble conseiller à Alvaro Uribe de ne pas convoiter un troisième mandat que les Démocrates américains rendraient vite très inconfortable pour lui, mais tout porte à croire à une nouvelle candidature, encouragée par la brillante opération ayant abouti à la libération d’Ingrid Betancourt, six années prisonnière des FARC.

Le président Uribe devra également reconsidérer avec le Mexique le problème de l’immigration aux Etats-Unis et donner un nouvel élan au Plan Merida contre les cartels de narcotrafiquants.

Venezuela. Les rapports entre Obama et son homologue Hugo Chavez pourront se développer sans invectives vénézuéliennes ni attitudes méprisantes américaines, mais il ne faut pas se bercer d’illusions : les droits individuels sont chaque jour plus menacés au Venezuela, et c’en est fini du relatif confort dont jouissait le leader bolivarien pour fulminer contre un des présidents parmi les plus inconsistants de l’histoire. Chavez découvrira qu’avec Bush on gouvernait et on gesticulait plus facilement.

Avec la Bolivie il se produira, tout au moins, la reprise effective des relations rompues après l’expulsion en septembre dernier de Philip Goldberg, ambassadeur des Etats-Unis à La Paz.

Brésil. L’apparent « courant » qui passe entre Brasilia et Washington (le rôle de digue contre Chavez joué par Lula y ayant grandement contribué) devrait permettre d’approfondir l’alliance stratégique entre les deux pays. Toutefois la logique impériale, à laquelle Barack Obama ne pourra se soustraire, rappelle qu’aucun leader nord-américain ne saurait voir avec bienveillance la prétention du Brésil de se substituer aux Etats-Unis en tant que « mâle dominant » de l’Amérique latine.

Toutes ces interrogations devraient être levées avant la célébration à Trinidad et Tobago, du 17 au 19 avril, du Vè Sommet des Amériques, organisation conçue par le président Clinton en 1994, et auquel sont invités tous les pays latino-américains et caribéens, plus les Etats-Unis et le Canada, mais pas Cuba. A cette occasion les Etats-Unis seront confrontés pour la première fois à l’exigence très majoritaire d’une présence de La Havane au sein de cette organisation, tout comme à l’Organisation des Etats d’Amérique (OEA).

Au-delà du fait marquant qu’a été l’élection d’Obama, le phénomène ou l’évolution la plus notoire dans le contexte latino-américain continue d’être le décollage brésilien.

Le président Lula a convoqué au mois de décembre dernier dans la ville de Suaipe (Etat de Bahia), les chefs d’Etat et de gouvernement de 33 pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Seuls la Colombie, le Pérou et le Salvador, tous des bons alliés des Etats-Unis, ont boudé et ont envoyé des deuxièmes couteaux. Une réunion transcontinentale s’est donc tenue pour la première fois sans la présence des Etats-Unis ni, dans le cadre ibéro-américain, celle des anciennes puissances coloniales, l’Espagne et le Portugal.

Cette concentration sans « tuteurs » a eu une autre conséquence : la présence de Cuba, qui fut à l’unanimité incorporé immédiatement au Groupe de Rio (21 pays membres). Lula ne pouvait pas parler plus clairement : l’Amérique latine aux Latino-américains. Et, cerise sur le gâteau, lors du méga-sommet brésilien, les 12 pays sud-américains (10 de langue espagnole plus le Brésil et le Surinam, ancienne colonie hollandaise) se sont mis d’accord sur la création du Consejo Suramericano de Defensa (Conseil sud-américain de la défense), un pas de plus dans la nouvelle politique Monroe latino-américaine. Le président équatorien Rafael Correa y est allé de son commentaire : « ç’en est fini des gouvernements marionnettes en Amérique latine ».

La crise mondiale, avec la chute des cours du pétrole pourrait porter un coup fatal à la politique extérieure de Chavez, fondée sur un baril à prix soldé pour ses alliés, à prix élevé pour ses autres clients. Elle pourrait aussi l’inciter à se lancer dans une fuite en avant qui serait un danger supplémentaire pour la démocratie.

De la même façon, la crise affaiblit la Bolivie dans ses négociations avec son principal client, le Brésil, auquel elle veut imposer une substantielle augmentation du prix du gaz. Aussi, la rivalité entre Lula et Chavez pour la position de « prima donna » latino-américaine, dans laquelle Evo Morales fait figure de fidèle allié du Vénézuélien, complique davantage les choses sur ce double front. La situation bolivienne est aggravée par la politique de « re-indigénisation » du pays, avec une constitution consacrant une autonomie et un pouvoir parallèle pour une population aborigène supérieure à 70% des 10 millions de boliviens.

A ce go native, comme diraient les Britanniques, s’opposent les quatre provinces orientales, où se trouvent les ressources d’hydrocarbures. Ces provinces exigent un autogouvernement et l’appropriation d’une bonne partie des recettes fournies par l’exportation du gaz. Avec la chute des cours de l’énergie, les deux parties sont perdantes.

La même chose arrive à l’Equateur, dont une banque brésilienne détient l’essentiel de la dette que Correa rejette, la qualifiant d’illégitime.

Pérou. Alan Garcia, enfin, qui ne parvenait pas à atteindre un indice de popularité acceptable malgré une croissance de plus de 9% ces dernières années, ne sait pas, en période de vaches maigres, dans quel gouffre peut tomber l’appui de l’opinion à sa présidence.

Pour l’Argentine et le Mexique, la chute vertigineuse des indicateurs économiques est encore plus menaçante car ce sont des pays relativement développés. Le premier, dans l’industrie agroalimentaire et le deuxième, dans la transformation et le montage. Et tous les deux, avec le couple Kirchner à Buenos Aires et avec Felipe Calderon à Mexico, veulent discuter, jusque dans les plus petits détails, ce nouvel ordre stratégique ibéro-américain, qui rappelle l’équilibre des pouvoirs dans l’Europe du XIXe.