La Colombie face à son passé

Dans plusieurs Etats d’Amérique latine, la vie politique reste dominée par le poids d’un passé qui suscite d’incessantes polémiques et obscurcit les perspectives d’avenir. On le voit au Brésil, où l’action de l’ancien président Lula, récemment condamné pour corruption, est au centre des débats à l’approche de l’élection présidentielle. On le voit aussi au Venezuela, où l’héritage de l’ancien président Chavez nourrit les controverses entre son successeur, Nicolas Maduro, et une opposition violemment réprimée.

On vient de le voir en Colombie, où le souvenir de la guérilla meurtrière menée pendant plus d’un demi-siècle par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) s’est imposé comme le thème majeur de l’élection présidentielle, qu’a remportée dimanche 17 juin le candidat de la droite, le jeune sénateur Ivan Duque (41 ans).

Ce quasi-inconnu, protégé de l’ancien président Alvaro Uribe, l’a emporté au second tour de scrutin avec 54% des suffrages contre 41,8% à son adversaire de gauche, Gustavo Petro, ancien maire de Bogota et surtout ancien guérillero, non pas dans les FARC, mais dans le mouvement M19, qui a mis fin à ses activités en 1990. La droite a réussi à se mobiliser contre un homme qu’elle a volontiers présenté comme un dangereux castro-chaviste mais qui a su convaincre, notamment parmi les jeunes et dans les grandes villes, un nombre important d’électeurs.

Une nouvelle génération

Ivan Duque s’est mis en scène comme le « symbole d’une nouvelle génération » mais il a rassemblé sur son nom, en se réclamant du Centre démocratique, le parti d’Alvaro Uribe, les secteurs les plus conservateurs de la société, qui rejettent en particulier l’accord conclu avec les FARC, en 2016, par le président sortant, Juan Manuel Santos.

Alors que Gustavo Petro appelait à la mise en œuvre de cet accord, Ivan Duque a fait campagne pour sa révision. Comme son mentor Alvaro Uribe, il demande que les anciens guérilleros soient traités plus sévèrement et qu’ils soient en particulier empêchés de siéger au Parlement. Il réclame aussi des peines de prison pour leurs chefs. L’accord de 2016 a été vivement critiqué par une partie de la population aussitôt après sa signature. Il a été rejeté, de justesse, par référendum avant d’être renégocié.

Alvaro Uribe, qui n’avait pu légalement se représenter à la présidence au terme de ses deux mandats (2002-2010), a fait de cet accord sa cible privilégiée sous la présidence de son successeur, Juan Manuel Santos, auquel il reproche d’avoir cédé aux terroristes. Ivan Duque, qui a repris son combat, réclame donc une nouvelle négociation pour apporter au texte des « corrections » qui mettront les victimes « au centre du processus ».

Avec lui, c’est la droite dure qui est de retour. Le nouveau président est considéré, selon la formule d’une experte citée par Le Monde, comme le « visage aimable » du vieux conservatisme incarné par Alvaro Uribe. Ivan Duque, qui a étudié le droit et l’économie aux Etats-Unis avant de travailler pour la Banque interaméricaine de développement à Washington, ne manque pas de bonnes intentions. Il veut notamment intensifier la lutte contre le trafic de drogue, qui a contribué à financer les FARC, et contre la corruption. Il promet aussi de baisser les impôts, de réduire les dépenses publiques, de relancer une économie qui donne des signes de faiblesse.

« Faire de la politique sans les armes »

Mais c’est sur la révision de l’accord avec les FARC qu’il sera attendu. Ira-t-il jusqu’à rompre l’accord conclu par Juan Manuel Santos, récompensé par le prix Nobel de la paix pour avoir mis fin à la guerre civile qui déchirait son pays ? Quelles seront les « corrections » annoncées et comment parviendra-t-il à les mettre en œuvre ? Remettra-t-il en cause la transformation des FARC en parti politique sous le même sigle de FARC mais sous le nom de Force alternative révolutionnaire commune ? Les anciens guérilleros seront-ils autorisés, selon l’expression de l’ancien président Juan Manuel Santos, à « faire de la politique sans les armes » ?

L’autre question qui préoccupe une partie de ses soutiens est la nature de ses liens avec Alvaro Uribe, dont il est parfois considéré comme la « marionnette ». L’ancien président, devenu sénateur, continue de tirer les ficelles en coulisses. C’est lui qui a choisi Ivan Duque comme candidat à la présidence de la République. On ne sait pas encore quelle sera la marge de manœuvre du nouveau président par rapport à son puissant protecteur, qui demeure un opposant farouche à l’accord de 2016. Quels que soient les défauts de ce accord, il serait regrettable de remettre en cause une paix chèrement acquise.