Plaidoyers pour un nouveau modèle de croissance

La présidente brésilienne Dilma Roussef a effectué une visite officielle en France le mardi 11 et le mercredi 12 décembre. A cette occasion la Fondation Jean Jaurès, proche du Parti socialiste, et la Fondation Lula, du nom du prédécesseur de Dilma Roussef, ont organisé un « Forum pour le progrès social » sur le thème « Choisir la croissance, sortir de la crise ». Le débat entre économistes a été précédé par des discours de François Hollande et de Dilma Roussef qui ont mis en avant la nécessité d’inventer un nouveau modèle économique et social.

Sur fonds de riches tables rondes d’économistes internationaux, François Hollande et Dilma Rousseff sont venus dire de nouvelles choses, loin des modes de cette saison morose. Ils ont parlé de l’espoir et de l’invention, du volontarisme, du long terme. Ils ont vilipendé le libéralisme et le laissez faire. Ils ont plaidé pour une Europe solidaire et volontaire.

Pour François Hollande, les recettes libérales sont directement à l’origine de la crise. Entre le refus incantatoire de la mondialisation et l’acceptation de ses dérives, il y a un chemin, affirme-t-il. Il faut apporter une lueur d’espoir et de justice à un monde qui doute. L’idée même de progrès a été assombrie, en économie faute de croissance, dans le domaine social fautes de possibilités, et même le progrès humain semble arrêté. Mais le rôle des progressistes n’est pas de raconter des histoires, c’est de construire l’histoire. Si la crise a un nom, le laissez-faire, il ne s’agit plus maintenant de retourner à l’étape précédente, mais d’inventer un nouveau monde avec un Etat qui se veut stratège parce que c’est son rôle d’assurer l’avenir du pays. Il a besoin pour cela d’une banque d’investissement publique pour financer le long terme.

Pour l’Europe de l’emploi

L’Europe a besoin de croissance et de solidarité. Il s’agit de construire un espace commun européen, non pas de laisser s’installer un centre et une périphérie, et il s’agit aussi de redonner à l’Europe de la puissance, la capacité d’agir. L’emploi doit être la priorité européenne et internationale, il faut que désormais aucune instance internationale ne prenne de décision sans examiner son impact sur l’emploi. La solidarité doit être planétaire, il faut créer un Conseil de sécurité économique et sociale à l’instar du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais avec une représentation plus conforme aux réalités du XXIème siècle. Pour réduire les risques financiers dus à la mondialisation, il faut réguler la finance et les banques, il faut réformer nos banques pour que l’économie soit financée et la spéculation enrayée. Dans le commerce international il faut faire valoir des exigences sociales et environnementales. Il faut que la solidarité soit planétaire.

La réussite du Brésil

Installée sur une grande réussite (« nous avons maintenu l’emploi » — « nous avons sorti 14 millions de personnes à de la pauvreté, avec le programme Brésil sans misère »— le Brésil endetté où galopait l’inflation est devenu bailleur de fonds —) et sur une immense popularité, Dilma Rousseff peut parler tranquillement, de sa voix posée, avec assurance mais sans aucune arrogance, de ce qu’il convient de faire dans la tempête. Même des gens qui n’aimaient pas Lula lui ont fait confiance, au Brésil, ils pensent que c’est quelqu’un qui veut le bien du pays. En l’écoutant parler de l’ouverture du Brésil sur le reste de l’Amérique latine, sur l’Afrique et sur l’Asie aussi, on reçoit d’un « pays émergent » une image bien différente de celle qui faisait des BRICS une catégorie stable prête à prendre leur place sagement sur la carte du monde. On commence peut-être à entendre « émergent » comme partie émergée d’un iceberg immense. On a envie de savoir comment ils ont fait pour changer.

Dilma Rousseff affirme que le Brésil et la France ont des positions complémentaires, et même des positions communes, sur un certain nombre de problèmes, les causes de la crise, la déréglementation financière, la gestion du désendettement, les bulles spéculatives. La crise commencée en 2008 avec la faillite de Lehman Brothers a atteint une phase chronique, mais nous, pays émergents, nous avons une forte capacité de récupération, di-t-elle. Nous avons adopté des mesures budgétaires pour réduire l’impact de la crise. La préférence envers les politiques orthodoxes de la plupart des pays développés n’a pas réglé le problème de la crise, explique la présidente du Brésil, parce que la récession détériore encore la situation budgétaire. Nous savons que les coupures radicales dans les dépenses non seulement affaiblissent l’économie, mais nuisent à l’avenir de nos populations. Nous voyons avec tristesse la face maligne de ces politiques dans les économies développées.

Le Brésil sait que la dette souveraine des Etats, et la dette bancaire, sont difficiles à régler pendant la crise, continue Dilma Rousseff. La crise transforme en insolvabilité une insuffisance de liquidités. Le Brésil a vu les conséquences sociales et politiques que cela entraine. En Europe aussi, la situation crée une méfiance envers la politique, une méfiance envers la démocratie. C’est pour cela que la position de la France est importante.

Le faux dilemme de la croissance et de l’austérité

Nous avons maintenu un haut niveau de l’emploi. En 2009, face à la crise, nous avons répondu par des diminutions d’impôts – et nous avons été les premirers à sortir de a crise. Il ne faut pas opposer la croissance et l’austérité, assure Dilma Rousseff, c’est un faux dilemme. La responsabilité budgétaire est nécessaire, mais la consolidation budgétaire n’est durable qu’avec la croissance. Il ne faut pas attendre les résultats de la croissance pour partager le gâteau, c’est une idée tout à fait infondée. Malgré la crise, nous avons créé des emplois, nous avons créé un grand marché de services, la classe moyenne brésilienne s’est étendue.

Tous les fonds issus du pétrole et du gaz servent désormais à financer l’éducation, affirme la présidente, parce que c’est le meilleur moyen de sortir les gens de la pauvreté, et de permettre un développement harmonieux. « Notre objectif est de doubler le revenu par habitant. »

Tout cela pourrait ressembler à un conte de fée, mais la présidente ne le laisse pas croire : le combat continue. « La bataille de l’avenir ne pourra pas être gagnée si nous sacrifions les conquêtes sociales. Les projets qui ne traitent que de l’austérité conduisent à l’échec. Nous sommes fiers de notre bouquet énergétique renouvelable. La déforestation amazonienne est à son niveau le plus faible depuis 2002. Nous regrettons la faiblesse des résultats de la conférence de Doha sur le climat. Nous attendons la tenue en France de la prochaine conférence. Il faut arrêter la marche insensée de toutes les formes de protectionnisme, y compris le protectionnisme monétaire.

Nous voulons construire une alliance fondée sur les principes généreux du progressisme. Il faut en effet créer un Conseil de sécurité du développent comme le disait François Hollande, où les pays émergents soient convenablement représentés. Le Brésil a son mot à dire et notre parole sera toujours de dialogue et de paix, jamais d’arrogance et de protection. »

Un tsunami néolibéral

La première table ronde traitait de la croissance durable, un défi mondial. Un des premiers leitmotiv, assez amusant, en fut un véritable haro sur « l’économie », une discipline marquée au coin de l’idéologie, enfant bâtard de la métaphysique occidentale !

La chute du mur de Berlin, a-t-on expliqué, prise comme une victoire du marché, a entrainé un tsunami néolibéral ; or le libéralisme n’offre à l’Etat presque aucune prise sur l’économie, sauf la politique monétaire.

On opposait il y a bientôt un demi-siècle, en particulier à propos des politiques de développement du Brésil, les monétaristes aux « structuralistes ». Les partisans des premiers, disciples de l’Ecole de Chicago, croyaient bien sûr dans les politiques monétaires, mais les seconds sachant l’investissement nécessairement inflationniste affirmaient que seul l’Etat pouvait assurer la prise en charge du temps nécessaire à ce qu’un produit advienne.

La crise a montré clairement les limites du marché, qui l’accompagne et la renforce parce qu’elle est dans sa nature. Elle a manifesté l’incapacité des marchés à prendre en charge les réseaux (infrastructures) – un maire de Sao Paolo donnait l’exemple des transports de la ville — et le long terme. Le marché n’a pas de projet d’avenir, le marché n’a pas d’avenir, il est un instantané qui toujours favorise le court terme.

Cout terme contre long terme : la financiarisation des entreprises est un des facteurs du raccourcissement du terme, du temps pris en compte pour le « retour ». Un syndicaliste espagnol (Ignacio Fernandez Toxo) s’indignait devant ces politiques d’ajustement des nouveaux monétaristes, avec leur droit mercantile et leur productivité mal comprise.

Eloge de l’Etat stratège

L’Etat est donc nécessaire. Il ne faut pas parler de faillite des marchés, ils sont dans leur rôle en n’assumant ni redistribution ni prise en charge de l’écologie ni de l’avenir en général. L’Etat stratège, comme dit François Hollande, c’est celui qui prend en considération le long terme, parce qu’il est comptable de l’avenir, et qu’il a en main les instruments de l’action.

Pour faire face à la crise, il est indispensable de préserver les protections sociales, stabilisateur anticyclique par excellence ; de toutes façons, il est évident que la compétitivité est un concept relatif, tous ne peuvent devenir plus compétitifs en même temps ; de même nul ne peut exporter si personne n’importe. Il faut rechercher la justice sociale au niveau international et pas dans un seul pays. La notion de compétitivité pour une nation n’a aucun sens, explique Daniel Cohen.

Il faut une capacité de dépenses au niveau communautaire pour rendre possible les ajustements nationaux et les politiques de rééquilibrage.

Le G20 donne une visibilité, mais pas de moyens, comme les marchés ses politiques pro cycliques entrainent la récession, affirme Guido Mantega, ministre de l’économie et de finances du Brésil : il faut créer des instruments financiers régionaux, si les autres ne suffisent pas.

Les insuffisances de la gouvernance internationale

Kemal Dervis, vice-président de la Brookings Institution, le rapporteur de la seconde table ronde, serra les rênes autour de son propos  : Pour une gouvernance mondiale juste et efficace.

Pour lui il y a trois tendances structurantes dans le monde d’aujourd’hui.

1) la croissance accélérée des pays émergents, y compris d’Afrique. A partir de 1990, le revenu par habitant des pays émergents a cru trois fois plus que celui des pays riches. Ainsi, dans 20 ou 30 ans, nous aurons un monde multipolaire.

2) l’interdépendance est forte entre pays émergents et pays développés 

3) la montée des inégalités à l’intérieur des Etats, dans deux tiers des pays du monde, à l’exception notable du Brésil et de quelques autres.

Dans ce monde la coopération est une nécessité pour gérer l’interdépendance et réduire les tendances à l’inégalité.

L’Europe a donné un modèle de solidarité important pour la gouvernance mondiale. Et en Europe la France est essentielle, parce qu’elle est le lien entre le nord et le sud.

Kemal Dervis retient trois niveaux pour une gouvernance mondiale :

- L’intergouvernemental entre Etats nations ; mais les Etats ont des poids différents ;

- Les grandes organisations internationales, essentielles même si leur composition reflète le XXème plus que le XXIème siècle ;

- Un espace politique international, qui n’est pas donné dans les niveaux précédents, est à créer au niveau des régions.

La troisième table ronde qui portait sur la justice sociale, a mis en avant quelques « fondamentaux » que les belles théories oublient parfois. Le rapporteur de cette séance, Wellington Chibebe, secrétaire général adjoint de la Confédération syndicale internationale, l’a ouverte en rappelant simplement, à propos de l’élasticité du travail, que l’on ne peut tendre un élastique que jusqu’à ce qu’il se casse.

Il faut donc changer de pensée, affirme Anthony Atkinson, professeur à Oxford.

Il y a par exemple des augmentations de PIB sans augmentation d’emploi, voir avec des augmentations du chômage. Dans beaucoup de pays de l’OCDE depuis 2007, il y croissance sans création d’emplois. Ce sont les effets de la propriété du capital. Il faut revenir vers les anciens modèles, redevenus pertinents dans la crise.

Assane Diop, du BIT, rappelle que, selon son organisation, 40% des gens en âge de travailler sont couverts par une protection sociale, 20% seulement dans les pays à bas revenus. Protection sociale, santé, éducation, c’est en effet ce qui différencie encore l’Europe, remarque Ignacio Fernandez Toxo, président de la Confédération européenne des syndicats. Mais l’Europe est frappée par ces « politiques d’ajustements » appliquées toutes en même temps, avec le démantèlement de l’Etat providence et du droit du travail, au profit d’un droit mercantile, au nom d’une compétitivité mal comprise. La gauche européenne a aidé à construire cette idéologie néolibérale. Il faut désormais que les citoyens reconstituent un pôle progressif alternatif. Devant une conjoncture aussi négative, il faut plus d’Europe, mais ce n’est pas aux marchés qu’il faut céder de la souveraineté. Il faut créer des euroobligations, des taxes financières et les utiliser pour sauver les personnes non les banques. Contre les politiques d’austérité, il faut un plan Marshall pour le pays du sud de l’Europe. On ne peut sortir de la crise par la porte de service, il faut un nouveau contrat social, tel que celui qui avait permis à l’Europe de connaître, après la Deuxième guerre mondiale, la plus longue période de paix et de prospérité de son histoire.