Grèce et Europe : ensemble pour le meilleur ou pour le pire

Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Ifri, considère que la politique d’ajustement budgétaire imposée à la Grèce est inadéquate. Un "plan Marshall", visant à la fois la construction d’un Etat moderne et d’une économie productive, est indispensable pour sortir le pays d’une crise qui est aussi celle de l’Europe toute entière.

Cinq ans après le début des troubles de la zone euro, la crise grecque est dans une phase décisive. La décision d’Alexis Tsipras de rompre les négociations avec le FMI et l’Union européenne pour organiser le 5 juillet prochain un référendum sur les mesures d’économies demandées par les créanciers en échange d’une poursuite de la politique d’aide est lourde de risques pour son pays et pour l’Union européenne (UE) dans son ensemble.

L’inconnue économique

Certes, d’un point de vue économique, l’eurozone semble se trouver dans une situation plus stable qu’au début de la crise. Les mesures de stabilisation adoptées depuis 2010 – qu’il s’agisse du Mécanisme européen de stabilité (MSE), de la politique d’achats par la BCE de titres financiers, ou de la mise en place de l’union bancaire – rendent la zone euro moins vulnérable aux conséquences économiques d’un éventuel « Grexit ». L’assainissement en cours des économies de l’Italie, de l’Espagne, de l’Irlande, du Portugal, aussi fragile qu’il soit notamment au plan de l’emploi, permet d’imaginer un défaut grec sans effet boomerang immédiat et automatique sur les économies du Sud de l’UE. Toutefois, cette perspective d’un Grexit est très loin d’être sans risques et exige une réponse politique à la hauteur des enjeux. Au plan économique, un défaut grec pourrait en effet entraîner une nouvelle envolée des spreads entre le Nord et le Sud, et anéantir en peu de temps cinq années d’efforts – douloureux et contestés – en termes d’assainissement budgétaire, mettant à nu les contradictions de la politique d’austérité, et procurant des arguments difficilement réfutables à ceux qui combattent la construction européenne. Devant l’incapacité – et le défaut de volonté – de l’espace économique le plus puissant de la planète à remettre sur les rails un pays d’à peine 11 millions d’habitants, marchés et bourses pourraient être pris d’un vent de panique impactant fortement le système financier international, à l’image de 2008 après la faillite de Lehman Brothers. Miser sur la solidité de la zone euro face au risque du Grexit est au moins très osé.

Une impasse politique et morale

Au plan politique, les risques sont encore plus considérables. L’Europe se trouve aujourd’hui dans une situation beaucoup plus instable qu’en 2010. Voici cinq ans, la Russie était un partenaire stratégique. Tunisie, Libye ou Syrie étaient gouvernées par des régimes certes dictatoriaux, mais le terrorisme y était absent. L’Europe semble près de renouer avec l’esprit et la logique de la guerre froide. Ses frontières ne sont plus inviolables. La menace terroriste s’étend du Maghreb à l’Asie du Sud en passant par l’Europe et un Moyen-Orient dont les frontières se redessinent au gré des combattants et de l’idéologie de Daech. Le tout provoquant une arrivée massive de réfugiés sur le vieux continent – via l’Italie et la Grèce –, sans que l’UE ne trouve ne serait-ce que l’esquisse d’une réponse sérieuse au défi. Est-ce vraiment le moment de déstabiliser son flanc sud-est ? Pays méditerranéen, la Grèce est précisément à la charnière de la zone d’influence russe, du Proche et du Moyen-Orient. Comment imaginer que le défaut grec, qui pourrait menacer à terme le fonctionnement de l’État, et tout simplement l’État de droit dans le pays, mettant éventuellement en cause le contrôle de ses frontières terrestres et maritimes, resterait sans impact sur la sécurité européenne ?
Au plan moral enfin, les dégâts d’un Grexit seraient incommensurables. L’Allemagne, qui ne pourrait plus se cacher derrière la Lettonie, serait accusée par tous les historiens d’avoir poussé la Grèce vers l’abîme. À tort ou à raison. Un reproche qui s’ajouterait au passif déjà lourd d’une Allemagne dont le gouvernement n’aura su éviter le divorce entre peuples, opinions publiques et gouvernements du Nord et du Sud de l’Europe – ou qui ne l’aura pas voulu, par crainte de déplaire à une partie de son électorat et de sa classe politique.
Le reproche pèserait d’autant plus lourd si la sortie de la Grèce de la zone euro, et l’adoption d’une nouvelle drachme sans doute immédiatement dévaluée, s’accompagnaient du maintien de la dette grecque, voire de l’exigence d’un remboursement à court terme. L’économie grecque pourrait ne pas survivre à pareil scénario. Quid, dès lors, de la solidarité européenne ? Des valeurs de l’UE ? On ne peut certes ignorer les efforts, depuis des mois, de la Commission Juncker – efforts cautionnés par Angela Merkel en dépit des réserves au sein de son propre gouvernement. À la veille de la rupture des négociations, on s’acheminait vers un troisième programme d’aide, avec promesse d’échelonnement de la dette, et un « paquet » d’investissement de 35 milliards d’euros en faveur d’Athènes. Des propositions loin d’être négligeables. Mais les contreparties exigées par les créanciers ne l’étaient guère non plus (augmentation de la fiscalité indirecte, baisse des pensions). De même, le rééchelonnement de la dette est en discussion depuis 2012, et la Grèce ne peut bénéficier du plan d’investissement que si elle garantit un contre-financement de ces mesures à hauteur de 15 %, ce dont elle s’avère incapable, en grande partie du fait de l’effet économique de la politique imposée ces dernières années.
Le débat n’oppose pas des Grecs sans rigueur à des Allemands sans cœur. Le scandale est que l’Europe, près de 35 ans après l’entrée de la Grèce dans la Communauté, après tant d’années de transferts financiers massifs en sa faveur, ne se soit jamais intéressée réellement au pays lui-même, pays au patrimoine exceptionnellement riche mais affublé d’un État dont le fonctionnement n’a que peu de rapports avec les bases mêmes de l’acquis communautaire. Comment, dès lors, penser que la Grèce, sans bénéficier du moindre plan de redressement productif de moyen et long termes, en phase avec sa topographie, son climat et ses traditions, puisse rembourser une dette publique qui avoisine 180 % de son PIB ?
À genoux, la Grèce ne pourrait rembourser sa dette : voilà l’évidence à laquelle il faut se résoudre. Comme le réclame l’ancien chancelier Helmut Schmidt, un des hommes les plus écoutés outre-Rhin, il faut annuler la dette de la Grèce et lui accorder un véritable « plan Marshall » qui jettera les bases d’un système véritablement productif dans le pays. C’est alors, mais alors seulement, que pourront être efficaces les réformes structurelles dont le pays a besoin, allant entre autres vers une fiscalité conforme aux normes européennes et un désengorgement conséquent de la fonction publique. Tous les autres scénarios promettent la catastrophe. Pour la Grèce. Pour l’Europe.